Désobéir : Le choix de Chantale Daigle (Noovo) l’automne dernier, C’est comme ça que je t’aime (ICI Tou.tv Extra) et IXE-13 (Club illico) cet hiver. Le calendrier télévisuel 2023-2024 laisse croire au retour en force des séries d’époque. Les apparences sont toutefois trompeuses. En raison des budgets limités, l’avenir des fictions qui revisitent le passé paraît incertain.

Josée Vallée s’y connaît en séries d’époque. De 2004 à 2008, la productrice a chapeauté Nos étés (TVA), une saga familiale des auteurs Anne Boyer et Michel d’Astous dont l’action s’échelonnait de 1900 à 1966. Aujourd’hui vice-présidente exécutive, fiction et longs métrages, marché francophone, de Sphère Média, elle vient de lancer IXE-13 et la course à l’uranium, une nouvelle offrande de l’auteur Gilles Desjardins avec Marc-André Grondin, Julie Le Breton et Vincent Leclerc qui relate les aventures d’un groupe d’agents des services secrets canadiens à Montréal, en 1945.

« Lorsqu’il y a moins d’argent, la série d’époque est fragilisée, explique Josée Vallée. On peine à raconter des histoires contemporaines, alors imaginez les difficultés qu’on a pour raconter des histoires du passé. »

Alors que le coût moyen d’une heure de fiction francophone s’élève à 620 000 $, l’enveloppe grimpe en effet de 25 % à 40 % lorsqu’il s’agit d’une série d’époque, selon les estimations des producteurs consultés pour rédiger cet article. Les décors, costumes et accessoires viennent alourdir la facture, sans compter le travail pré et post-tournage (recherche, effets visuels, etc.).

PHOTO MARTIN TREMBLAY, LA PRESSE

La productrice d’IXE-13 et la course à l’uranium, Josée Vallée

J’ai produit Deux frères en 1999 à 490 000 $ par épisode. Vingt-cinq ans plus tard, je dois produire des shows à 500 000 $ par épisode. On n’est même pas capables de suivre l’inflation. C’est malheureux.

Josée Vallée, vice-présidente exécutive, fiction et longs métrages, marché francophone, de Sphère Média

Présidente des Productions Casablanca, boîte derrière C’est comme ça que je t’aime, Joanne Forgues est elle aussi préoccupée. La crise que traverse le secteur télévisuel exacerbe ce sentiment. « Quand les budgets diminuent, la série d’époque qui coûte plus cher, ce n’est pas une priorité. C’est sûr. »

Pour Alexis Durand-Brault, la situation est alarmante. Face au manque criant de ressources pour raconter « nos histoires », le réalisateur et producteur du drame biographique Désobéir : Le choix de Chantale Daigle décrie « une culture en déclin ».

« Je suis extrêmement inquiet. Radio-Canada a obtenu beaucoup de succès avec Les pays d’en haut, mais aujourd’hui, je n’ai pas l’impression qu’ils pourraient répéter l’expérience parce qu’ils n’ont juste plus l’argent pour le faire. »

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Le réalisateur et producteur Alexis Durand-Brault, durant le tournage de Désobéir : Le choix de Chantale Daigle

C’est triste parce qu’il y a plein de personnages intéressants et importants qu’on pourrait mettre à l’écran, comme Thérèse Casgrain, une pionnière des droits des femmes. Il y a plein de bonnes histoires qu’on pourrait raconter.

Alexis Durand-Brault, réalisateur et producteur

Les diffuseurs plus rassurants

Malgré des enjeux de financement, les diffuseurs se montrent rassurants par rapport aux séries d’époque. « Est-ce qu’elles sont en voie d’extinction ? Non », répond André Béraud, premier directeur des émissions dramatiques et longs métrages d’ICI Télé. Après avoir énuméré les productions originales du genre proposées à Radio-Canada ces dernières années (C’est comme ça que je t’aime, Les pays d’en haut, Le monde de Gabrielle Roy, El Toro, Pour toi Flora), André Béraud affirme en avoir d’autres « en développement ».

Chez Québecor Contenu, les dirigeants reconnaissent qu’offrir un grand nombre de séries d’époque par année relève de l’impossible. Mais lorsqu’une proposition intéressante émane, leurs oreilles sont grand ouvertes.

« Pour un projet exceptionnel, on peut trouver du financement exceptionnel », indique Nadège Pouyez, directrice générale des contenus originaux.

La direction de Bell Média, qui possède Noovo et Crave, a décliné notre demande d’entretien.

Les « diktats de Netflix »

Selon l’auteur des Pays d’en haut et d’IXE-13, Gilles Desjardins, le Québec doit continuer d’offrir des séries d’époque, même lorsque la concurrence étrangère, qui profite de budgets de centaines de millions de dollars pour reproduire des décennies révolues (The Crown, Peaky Blinders, Stranger Things), semble presque déloyale.

PHOTO MARTIN TREMBLAY, LA PRESSE

L’auteur Gilles Desjardins

Il faut s’opposer aux diktats de Netflix, de l’industrie américaine… Ils veulent nous faire croire qu’il y a une seule façon de faire des séries d’époque. C’est comme s’ils nous disaient : “Étant donné que vous n’êtes pas capables d’en faire comme nous, n’en faites juste pas.” Il faut résister. Il faut en faire à notre manière.

L’auteur Gilles Desjardins

Même son de cloche du côté d’Alexis Durand-Brault, qui planche actuellement sur l’écriture d’une série biographique sur Yvon Deschamps. Il attend d’avoir des textes « vraiment forts » pour présenter le projet aux diffuseurs.

« Il faut oser raconter ces histoires de manière différente et mordante… un peu comme [Quentin] Tarantino avec Inglourious Basterds, souligne Alexis Durand-Brault. Mes enfants ont capoté sur Stranger Things. Ils ont adoré parce que c’est tourné de manière jeune et cool. De l’époque, ça n’a pas besoin d’être poussiéreux, classique et terroir. Ça n’a pas besoin de ressembler au Temps d’une paix. »

Pour comprendre le présent

Les membres de l’industrie télévisuelle ont beau diverger d’opinion sur l’état – critique ou non – des séries d’époque, tous s’entendent pour dire qu’elles revêtent une importance capitale, qui dépasse le simple divertissement.

« Regarder le passé, ça nous fait comprendre des choses sur notre présent, note Joanne Forgues. Avec C’est comme ça que je t’aime, François [Létourneau] voulait passer des messages. Les femmes québécoises ont voulu prendre leur place au cœur des années 1970. Ça montre l’évolution des mœurs. On s’aperçoit que certaines choses ont changé, et d’autres moins. »

PHOTO BERTRAND CALMEAU, FOURNIE PAR RADIO-CANADA

Vincent Leclerc et Sarah-Jeanne Labrosse dans Les pays d’en haut

Pour André Béraud, les séries d’époque québécoises montrent combien « le passé est garant de l’avenir ». Il mentionne notamment Les pays d’en haut, qui avait proposé une intrigue d’épidémie de variole avant qu’on tombe en pandémie mondiale de COVID-19. Dans un épisode, certains habitants de Sainte-Adèle réfractaires au vaccin allaient même jusqu’à concocter leur propre remède à partir d’ingrédients loufoques…

« Les séries d’époque montrent d’où on vient, qui on est, et jusqu’où on peut aller », souligne André Béraud.

« Ce n’est pas une question de nostalgie ; c’est une question d’anthropologie », ajoute Sophie Morasse, directrice générale, télévision, de Radio-Canada.

En savoir plus
  • 620 000 $
    Coût moyen d’une heure de fiction francophone
    fonds des médias du Canada, données fournies par l’Association québécoise des productions médiatiques