Certains métiers jugés essentiels pendant des décennies disparaissent en l'espace d'une génération.

Ce peut être à la faveur d'un nouveau mode de vie, comme dans le cas du laitier dont l'obsolescence est contemporaine de l'arrivée massive des femmes sur le marché du travail.

Ce peut aussi être le résultat de l'innovation. Ainsi, appartiennent à l'histoire des journaux linotypistes et typographes, depuis l'arrivée des photocomposeuses et des logiciels de mise en page.

Le négociant à la criée sur les parquets des Bourses est à ranger dans cette dernière catégorie de métiers. Leur disparition, pourtant récente dans un univers marqué par l'informatisation quasi excessive, ne doit pas nous faire oublier que l'industrie financière obéit avant tout à la loi de la jungle.

«Les négociants avaient besoin d'une certaine forme physique pour affronter les exigences du métier, notamment pour défendre parfois physiquement leur place dans la corbeille et pour rester debout en négociant huit heures par jour», écrit John Sussex, dans La folie d'un trader.

Cette autobiographie très anecdotique est collée à l'histoire de la London International Financial Futures Exchange. La Bourse londonienne des produits dérivés, calquée sur celle de Chicago, a vu le jour en 1982, en plein thatchérisme, avant d'être absorbée en 2002 par Euronext.

Sussex avait été embauché comme négociant pour son ouverture. Il terminera sa carrière à la tête de sa propre entreprise qui comptait une soixantaine de négociants dont plusieurs agissaient pour leur propre compte.

Sussex tient pour acquis que ses lecteurs comprennent le métier de négociant. Il l'explique peu, pas plus qu'il ne les familiarise avec les produits, parfois très complexes, dont il faisait rageusement le négoce.

L'intérêt du livre repose surtout sur la description des gens du milieu, grands amateurs de rugby, de belles bagnoles et de bière.

Les négociants de la LIFFE tranchaient par leurs origines et leurs comportements avec ceux des pontes de la City, issus de la vieille aristocratie britannique. «Ceux qui doutaient que l'Angleterre ne dispose de la fibre capitalistique nécessaire pour un marché à terme majeur avaient sous-estimé les capacités d'un groupe de garçons venant du mauvais côté de Londres, dans un environnement qui reconnaissait leurs simples mérites», écrit-il.

Sussex est du nombre. Après des études moyennes, ce fils d'ouvrier se fait embaucher comme aide-comptable chez des négociants de chocolat.

Son bagout et sa rapidité en calcul mental le mèneront vite à devenir cambiste, à s'acheter une première maison, à en vouloir vite une plus grosse.

On l'envoie ensuite se former à Chicago pour se préparer à devenir négociant. Il sera sur le parquet le jour de l'ouverture de la LIFFE.

Dans cette sorte de fosse aux lions, ça joue du coude et les services de sécurité doivent souvent séparer des tempéraments échaudés. Ainsi, raconte Sussex, un négociant condamné à payer 1000$ d'amende pour avoir tabassé un collègue s'empresse d'en glisser 2000 dans la main du surveillant étonné. «Je vais aller frapper ce salaud encore une fois», a-t-il expliqué.

Le travail est rude, mais payant. Il n'était pas rare qu'un négociant gagne l'équivalent de plus de 100 000$ par année, une somme considérable dans les années 80 et 90, surtout pour des gens peu ou pas diplômés.

L'importance grandissante et la multiplication des produits dérivés ont progressivement généré de redoutables concurrents à la LIFFE.

Les Allemands et les Français étaient d'abord soucieux de récupérer les contrats à terme libellés dans leur propre monnaie (l'euro n'apparaît qu'en 1999).

Ils montent des plates-formes entièrement informatisées, plus efficaces et moins coûteuses. «La capacité intuitive de regarder un autre négociant droit dans les yeux et d'anticiper ses pensées n'a plus sa place dans les marchés, s'attriste Sussex, un brin nostalgique. Le monde aseptisé et sans âme du courtage électronique ne ressemble en rien à la vie dans les fosses, où les négociants dotés d'une forte personnalité se servaient de leur grosse voix et de leur force brute pour convaincre.»

John Sussex (avec Joe Morgan). La folie d'un trader. Music & Entertainment Books. 220 pages.