Déjà submergés par leur quête de main-d’œuvre, des industriels ont en plus la pénurie de logements dans les pattes. Ils redoublent d’imagination pour trouver des lieux où accueillir leurs travailleurs étrangers et même d’ici.

Fournir le gîte aux travailleurs

« C’est l’enjeu numéro un, la pénurie de main-d’œuvre, rappelle Denis Boudreau, vice-président ressources humaines d’Exceldor. Il nous manque 20 % de main-d’œuvre. C’est LA chose qui m’empêche de dormir. Et la pénurie de logements en ajoute une solide couche. »

« Un des obstacles à l’embauche en région est le manque de disponibilité des logements », confirme de son côté Richard Cuddihy, vice-président ressources humaines de Bonduelle.

PHOTO FOURNIE PAR BONDUELLE

Richard Cuddihy, vice-président ressources humaines de Bonduelle

Selon un rapport de la Banque Scotia, il y avait 424 logements disponibles par tranche de 1000 habitants au Canada, en 2020 ; le plus bas taux des pays du G7.

En décembre dernier, l’Association des professionnels de la construction et de l’habitation du Québec a évalué qu’il manquait 100 000 logements pour rééquilibrer l’offre et la demande dans le marché résidentiel de la province.

Récemment, la Société canadienne d’hypothèques et de logement (SCHL) affirmait que le nombre de mises en chantier annuelles devait doubler pour que le déséquilibre se résorbe enfin dans… 10 ans.

Bonduelle, Exceldor, mais aussi Viandes du Breton et Serres Toundra, pour n’en nommer que quelques-unes, ratissent partout afin de loger leurs centaines de travailleurs étrangers temporaires. Location de maisons, conversion de motels, de CHSLD, de couvents, tout est exploré. « On se promène, raconte Denis Boudreau, d’Exceldor. On lève des roches. On fait des partenariats. »

Meubles South Shore a récemment acheté deux maisons pour accueillir 12 travailleurs de son usine de Juárez, au Mexique, venus pourvoir des postes vacants dans ses installations de Coaticook et de Sainte-Croix-de-Lotbinière, a confié son PDG, Jean-Stéphane Tremblay, à La Presse le 15 juillet dernier.

À Nicolet, le fabricant d’armoires de cuisine Thermoform vient de faire l’acquisition de la résidence pour personnes âgées Lucie Guévin qui venait de fermer ses portes, a rapporté l’hebdo local Le Courrier Sud fin juin. Il en changera la vocation pour en faire un foyer de travailleurs.

L’an dernier, Serres Toundra a dépensé 5 millions dans la construction de trois édifices de logements de trois étages à Saint-Félicien, pour loger une partie de ses 250 travailleurs guatémaltèques.

De son côté, Viandes du Breton a fait construire trois duplex (pour six logements) à Rivière-du-Loup, dans un nouveau quartier résidentiel. Un investissement de deux millions de dollars. « Ils sont terminés et prêts à recevoir les travailleurs, indique la vice-présidente ressources humaines, Line Breton. On les attend à l’automne. »

Chaque duplex comprend six chambres, deux salles de bains et des cuisines doubles. L’entreprise doit y installer un réfrigérateur, une cuisinière, une laveuse et une sécheuse pour chaque groupe de six employés. « Les logements sont vraiment rares à Rivière-du-Loup », souligne Line Breton, dont l’entreprise pense aussi acquérir une maison pouvant loger 15 travailleurs à Saint-Charles-de-Bellechasse.

En 2023, Viandes du Breton va accueillir 100 nouveaux employés, dont la majorité à Rivière-du-Loup.

Des milliers pour loger les travailleurs

Pour sa part, Exceldor loue des logements à des tiers pour y installer ses employés comme à Longueuil. « Si la maison est louée vide, on la meuble. » La location est aux frais de l’éleveur de poulets, mais une partie du loyer est retenue sur la paie du travailleur.

  • Aperçu de l’intérieur d’un logement mis à la disposition des travailleurs

    PHOTO FOURNIE PAR EXCELDOR

    Aperçu de l’intérieur d’un logement mis à la disposition des travailleurs

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    Aperçu de l’intérieur d’un logement mis à la disposition des travailleurs

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Loger ses employés temporaires coûte des milliers de dollars par année, selon Exceldor. « C’est considérable, note Denis Boudreau. D’ici l’année prochaine, on prévoit accueillir 300 travailleurs étrangers temporaires dans nos usines au Québec et en Ontario. »

On fait aussi de la location pour des gens d’ici. Avec la réalité de la pénurie de main-d’œuvre, si on veut exploiter l’usine, on n’a pas le choix.

Denis Boudreau, vice-président ressources humaines d’Exceldor

« On vit une pénurie de logements et le mot est faible, ajoute-t-il. Dans Chaudière-Appalaches, c’est plus facile, mais ailleurs, comme en Montérégie, c’est extrêmement difficile. »

Marché serré en Montérégie

Parlant de la Montérégie, Bonduelle loue deux maisons à Sainte-Martine, depuis l’an dernier, pour 14 travailleurs. « C’est difficile de se loger dans notre ville, confirme la mairesse Mélanie Lefort. C’est le sujet de l’heure. »

Le transformateur de légumes est aussi propriétaire de maisons à Saint-Denis-sur-Richelieu, toujours en Montérégie. « Une année, on a logé des travailleurs dans un couvent à Saint-Hyacinthe, raconte Richard Cuddihy. En Ontario, on a acheté un ancien centre d’hébergement. »

Bonduelle fait tout pour offrir des environnements adéquats à ses travailleurs. Un impératif, selon M. Cuddihy. « Les travailleurs étrangers temporaires ont le choix des employeurs, note-t-il. Si une expérience n’est pas bonne, ils ne reviendront pas. »

Vers un rôle accru des employeurs en habitation

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La résurrection des villes fermées ou villes-entreprises, à l’image du quartier Arvida à Jonquière, paraît prématurée à première vue tellement ce concept est rattaché à un monde révolu où le travailleur entrait à l’usine pour la vie au sein d’une entreprise toute puissante. Et pourtant...

Pénurie de logements oblige, assisterons-nous à l’avenir au retour des quartiers ouvriers, de ces company towns où l’emploi venait automatiquement avec un logis ?

La résurrection des villes fermées ou villes-entreprises, à l’image du quartier Arvida à Jonquière, paraît prématurée à première vue tellement ce concept est rattaché à un monde révolu où le travailleur entrait à l’usine pour la vie au sein d’une entreprise toute puissante.

Or, la rareté et l’inabordabilité du logement, jumelées à la pénurie de main-d’œuvre, font réaliser aux employeurs en manque de bras l’intérêt d’intervenir en habitation. Il s’agit d’une occasion pour eux de se démarquer sur le marché du travail pour attirer et retenir les travailleurs dont ils ont cruellement besoin.

L’ancien gouverneur de la Banque du Canada Stephen Poloz avance cette idée dans son plus récent livre portant sur les grandes tendances qui façonneront la société postpandémique.

« La propriété devenant de plus en plus chère et hors de portée d’un plus grand nombre de familles, les entreprises pourraient même trouver avantage à développer directement le logement des employés, voire à construire des collectivités d’employés », écrit l’économiste dans The Next Age of Uncertainty paru cette année chez Penguin Random House (la version française n’est pas disponible).

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L’ancien gouverneur de la Banque du Canada Stephen Poloz

M. Poloz y suggère qu’une sorte d’allocation-logement devienne un élément de la rémunération globale des employés ou encore que, carrément, l’employeur investisse dans la valeur nette de la maison de son salarié au moment de la mise de fonds.

« Après tout, souligne cet ancien d'Exportation et développement Canada, une grande entreprise est bien mieux placée qu’un particulier pour absorber le risque lié aux taux d’intérêt et au prix du logement. »

Le retour des quartiers de salariés est loin d’être une idée saugrenue, selon une experte des questions d’habitat et d’aménagement urbain.

« Des Google, IKEA et Volkswagen ont aménagé de véritables petites villes, ces dernières années », indique Lucie K. Morisset, titulaire de la Chaire de recherche du Canada en patrimoine urbain de l’École des sciences de la gestion de l’UQAM. « La tendance risque de se poursuivre, car les employeurs ont du mal à attirer des gens. Elles doivent offrir de la sédentarisation. »

PHOTO FOURNIE PAR LUCIE K. MORISSET

Lucie K. Morisset, titulaire de la Chaire de recherche du Canada en patrimoine urbain de l’École des sciences de la gestion de l’UQAM

Le cas échéant, on assisterait à une répétition du passé.

« L’histoire du territoire est attachée à l’histoire des compagnies. Pendant longtemps, la classe ouvrière n’était pas logée autrement que par les patrons. Avec l’industrialisation et le développement de compétences particulières, il est devenu évident à la fin du XIXe siècle et au début du XXe siècle pour les compagnies qu’il fallait loger leurs employés et assurer un bon logement afin qu’ils s’y établissent avec leur famille », explique la professeure Morisset.

Avec Nathaëlle Morissette, La Presse