Les demandeurs d’asile, et plus particulièrement les demandeuses d’asile, pourront dorénavant envoyer leurs enfants dans des garderies subventionnées à 9,10 $ par jour.

Dans un jugement unanime, publié le 7 février, la Cour d’appel conclut que l’exclusion par le gouvernement des demandeurs d’asile du programme d’accès aux services de garde subventionnés constitue une mesure discriminatoire à l’égard des femmes et porte atteinte au droit à l’égalité protégé par l’article 15 de la Charte canadienne des droits et libertés de la personne.

« C’est merveilleux ! a réagi la plaignante dans ce dossier, Bijou Kanyinda, en entrevue avec La Presse. Je suis vraiment très satisfaite du jugement parce que d’autres parents vont pouvoir bénéficier de ce que nous, on n’a pas pu bénéficier. »

PHOTO MARCO CAMPANOZZI, LA PRESSE

La Congolaise Bijou Kanyinda, mère de trois jeunes enfants, a fui son pays et s’est vu refuser l’accès à une garderie subventionnée à son arrivée au Québec, en 2018, parce qu’elle était en attente de son statut de réfugié.

L’histoire remonte à 2018, au moment où le gouvernement Couillard a réinterprété l’article 3 du Règlement sur la contribution réduite de la Loi sur les services de garde éducatifs à l’enfance, qui indique qu’une personne est admissible aux garderies subventionnées si elle « séjourne au Québec principalement afin d’y travailler ».

Selon la nouvelle interprétation, puisqu’un demandeur d’asile n’est pas au Québec « principalement » pour y travailler, mais plutôt pour y trouver refuge, il n’est donc pas admissible. Du jour au lendemain, les familles des demandeurs d’asile ont donc été exclues des garderies à tarif réduit.

Un refus en 2018

Bijou Kanyinda, une Congolaise de 46 ans, mère de trois jeunes enfants, a fui son pays et s’est vu refuser l’accès à une garderie subventionnée à son arrivée au Québec, en 2018, parce qu’elle était en attente de son statut de réfugié.

C’était très difficile pour moi parce que j’étais une mère monoparentale et que je devais aller travailler. Avec trois enfants de 5 ans, 4 ans et 2 ans [à l’époque], j’avais besoin de la garderie, mais je n’avais pas accès au tarif de 8 $. Je devais payer 50 $. C’était impossible.

Bijou Kanyinda, la plaignante dans ce dossier

MSibel Ataogul, une amie d’amie d’une demandeuse d’asile, a choisi de défendre cette cause pro bono, avec son collègue, MGuillaume Grenier.

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MGuillaume Grenier et MSibel Ataogul

« Je suis avocate en droit du travail et droits humains, précise-t-elle. Mon amie m’a parlé de toutes les difficultés que vivait cette dame demandeuse d’asile : elle n’avait pas accès aux garderies subventionnées, elle avait trois enfants, ne savait pas ce qu’elle allait faire, etc. J’ai fait : ça n’a aucun bon sens ! On a fait le recours et cinq ans plus tard, on a gagné en Cour d’appel. À partir d’aujourd’hui, au moment où on se parle, les demandeurs d’asile ont accès aux garderies subventionnées. Ça, c’est vraiment quelque chose ! »

D’autres organismes se sont joints au dossier, notamment le Comité Accès garderie, Amnistie internationale et la Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse.

La Cour supérieure a d’abord donné raison à Mme Kanyinda, le 25 mai 2022. Mais le Procureur général du Québec, cette fois-ci sous le gouvernement Legault, a porté la cause en appel, ce qui a eu pour effet de suspendre la décision. Les plaignants aussi ont porté la cause en appel, mais pour d’autres raisons.

Le jugement de 41 pages, écrit par la juge Julie Dutil, a été rendu par trois juges de la Cour d’appel.

Discrimination à l’égard des femmes

Cette cause comportait plusieurs volets, des questions constitutionnelles, des aspects réglementaires, mais l’essentiel du jugement porte sur la question de la discrimination à l’égard des femmes. C’est sur cette base que les juges donnent raison à Mme Kanyinda, estimant que le règlement en litige doit être réécrit.

« Je propose donc que l’article 3 [du Règlement sur la contribution réduite] se lise comme rendant admissible au paiement de la contribution réduite le parent qui réside au Québec aux fins d’une demande d’asile tout en étant titulaire d’un permis de travail », écrit la juge Dutil.

La Cour d’appel conclut que ce règlement est discriminatoire parce qu’il touche davantage les femmes.

En effet, bien que les femmes qui demandent l’asile ne soient pas nommément exclues par l’article 3 [du Règlement sur la contribution réduite], ce dernier renforce, perpétue et accentue le désavantage subi par ces dernières, en tant que femmes, sur le marché du travail. La preuve administrée par Mme Kanyinda le démontre.

Extrait de la décision écrite par la juge Julie Dutil

« Les femmes subissent un désavantage historique dans le milieu du travail en raison du fait qu’elles assument, de façon disproportionnée, les obligations relatives à la garde et au soin des enfants », ajoute la juge.

« Je conclus que l’article 3 [du Règlement sur la contribution réduite] renforce et perpétue le désavantage historique vécu par les femmes qui souhaitent participer au marché du travail. La distinction qu’il crée en excluant les personnes demandant l’asile constitue donc de la discrimination par effet préjudiciable fondée sur le sexe au sens de l’article 51 de la Charte canadienne », écrit la juge Dutil.

La ministre de la Famille attendra avant de réagir

Le Procureur général du Québec pourrait porter ce jugement en appel devant la Cour suprême, qui, on le sait, décide elle-même si elle entend ou non une cause.

La ministre de la Famille, Suzanne Roy, a cependant déclaré mercredi qu’elle prendrait le temps d’analyser la décision : « On regarde actuellement l’ensemble du jugement et on va revenir avec les décisions. »

Une partie de l’argumentaire du Procureur général, dans cette cause, selon l’interprétation qu’en fait le tribunal, était « que l’objectif réel et urgent d’exclure les personnes demandant l’asile du bénéfice de contributions réduites pour les places en garderie est que le législateur veut donner une aide financière aux personnes qui présentent un lien suffisant avec le Québec ».

Ce lien avec le Québec serait d’autant plus faible que l’État ne peut tenir pour acquis que la demande d’asile est fondée.

Un outil d’intégration

Ce jugement arrive à un moment où les coûts engendrés par la venue de demandeurs d’asile sur le territoire québécois sont sous la loupe.

L’admissibilité des demandeurs d’asile à la garde à tarif réduit représente un coût additionnel pour l’État québécois.

Mais comme les garderies sont un élément qui facilite l’accès des femmes au marché du travail, et plus particulièrement celui des femmes plus vulnérables, et comme le fait que les demandeurs d’asile puissent travailler est un objectif souhaitable pour le Québec, l’accès aux garderies devrait être un outil à privilégier.

C’est ce que croit la directrice générale d’Amnistie internationale, France-Isabelle Langlois. « C’est beaucoup plus rentable pour le gouvernement, pour les institutions, de permettre l’accès à des services de garde à tarif réduit à ces personnes-là, pour qu’elles puissent aller sur le marché du travail, a-t-elle déclaré. C’est aussi un facteur d’inclusion sociale important, tant pour les enfants que pour les parents. »

Stephan Reichhold, directeur de la Table de concertation des organismes au service des personnes réfugiées et immigrantes, partage cet avis.

C’est une bonne nouvelle pour tout le monde, y compris pour le gouvernement. C’est bon pour le marché du travail. Le nombre de personnes sur l’aide sociale va baisser de manière majeure aussi. C’est gagnant-gagnant.

Stephan Reichhold, directeur de la Table de concertation des organismes au service des personnes réfugiées et immigrantes

MStéphanie Valois, coprésidente de l’Association québécoise des avocats et avocates en droit de l’immigration (AQAADI), se réjouit aussi de cette nouvelle. « L’accès aux garderies est un besoin essentiel, affirme-t-elle. C’est extrêmement important pour les nouveaux arrivants parce que c’est le secret de leur intégration et de l’intégration des enfants dans le système scolaire francophone. C’est positif pour tout le monde. »

Dans une déclaration écrite, le porte-parole en matière d’immigration de Québec solidaire (QS), Guillaume Cliche-Rivard, a dit espérer que le gouvernement accepte les conclusions du jugement.

S’il est porté en appel, MSibel Ataogul assure qu’elle continuera à défendre les intérêts des demandeurs d’asile. « Moi, mon but dans la vie, c’est que quand je m’en vais en cour, je me bats. S’il y a un appel, je vais me battre encore, dit-elle. Mon bureau va être là jusqu’à la fin. »

Des services offerts aux demandeurs d’asile

Les demandeurs d’asile admis au Québec ont droit à plusieurs services : hébergement temporaire, cours de français (sans aide financière), aide à la recherche d’un logement, aide juridique, séances d’information gratuites sur la vie au Québec, aide financière de dernier recours. Ils peuvent aussi envoyer leurs enfants à l’école, au primaire et au secondaire. Quant aux services de santé, ils sont couverts par le Programme fédéral de santé intérimaire (PFSI).

Une longue démarche judiciaire

Avril 2018

Une directive du gouvernement Couillard donne une interprétation plus restrictive de l’article 3 du Règlement sur la contribution réduite (RCR) portant sur l’admissibilité aux places de garderie à faible coût, et exclut les demandeurs d’asile.

9 octobre 2018

Une Congolaise, Bijou Kanyinda, entre au Québec par le chemin Roxham avec ses trois enfants de 5, 4 et 2 ans, et demande l’asile. En attente du statut de réfugié, elle ne peut pas obtenir de places dans un centre de la petite enfance (CPE).

31 mai 2019

Mme Kanyinda dépose une demande de pourvoi en contrôle judiciaire de cette mesure, à laquelle se joint la Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse (CDPDJ).

25 mai 2022

La Cour supérieure accueille le pourvoi. Elle donne raison à Mme Kanyinda et déclare le règlement ultra vires. La Cour ne retient toutefois pas les considérations liées à la Charte des droits. Les parties, c’est-à-dire Mme Kanyinda, la CDPDJ et, de l’autre côté, le Procureur général du Québec, portent le jugement en appel pour des raisons opposées.

2 novembre 2023

La Cour d’appel tient ses audiences, où siègent les juges Julie Dutil, Robert M. Mainville et Benoît Moore, et entend les parties.

7 février 2024

La Cour d’appel publie sa décision qui donne raison à la plaignante. Elle ne retient pas les arguments du Procureur général du Québec, en basant son jugement sur des arguments liés à la discrimination envers les femmes. Les enfants de Mme Kanyinda ont maintenant 10, 9 et 7 ans.

En savoir plus
  • 32 113
    Nombre d’enfants en attente d’une place en garderie, au Québec
    source : gouvernement du Québec
    65 570
    Nombre de demandeurs d’asile admis au Québec l’an dernier
    source : Immigration Canada