Depuis mars 2016, Jonathan B. Roy fait le tour du monde à vélo. Il nous le raconte ici, une aventure à la fois.

C'est dans les petites conversations qu'on en apprend sur la petite, comme sur la grande histoire.

Au coeur des montagnes du Laos, à quelque 200 km au nord de la capitale Vientiane, je m'arrête à l'auberge de Thong. À 69 ans, il est court et nerveux, a les cheveux plus sel que poivre, bien qu'encore abondants et bien peignés. Son sourire permanent montre ses dents blanches, fait briller ses yeux entourés de ridules et éclaircit son front.

Le patriarche laotien m'invite à sa table. Je découvre que de l'autre côté du globe, sa vie fut étrangement liée aux États-Unis.

À l'époque de la guerre du Viêtnam, le Laos était déclaré neutre, mais n'avait de neutre que le mot; les combats débordaient abondamment de ce côté de la frontière. Le Nord devenait communiste tandis que le Sud s'alliait en secret aux Américains.

Entre 1964 et 1973, les États-Unis ont effectué en moyenne un bombardement toutes les huit minutes du côté laotien de la frontière, afin de bloquer l'accès du sud aux combattants communistes vietnamiens.

En 1975, après la victoire communiste, les Américains sont partis et les sudistes sont demeurés seuls.

Thong me confie presque silencieusement son ancienne vie dans l'armée du royaume du Laos. 

«Entre 1968 et 1970, j'ai été formé en Amérique.»

«Pour revenir combattre les communistes?», que je lui demande.

«Je ne peux pas en parler.» Mais ses yeux trahissent sa pensée. À l'époque, il n'y a que deux camps. Le bien et le mal, en fonction de quel côté tu regardes.

Thong a appris à être prudent. «Je rêvais de devenir un haut placé militaire, mais... il y a eu un changement de système», me confie-t-il. Son sourire a disparu. «Il faut faire attention pour ne rien dire contre le gouvernement.»

Photo Jonathan B. Roy, collaboration spéciale

Rivière tordue, route droite : une vue aérienne de Vang Vieng, dans le nord du Laos.

«Après la guerre, tous mes amis sont partis aux États-Unis. J'ai dû rester pour m'occuper de mes parents.»

Mais son rêve américain ne l'a jamais quitté. Il me raconte que sa fille aînée y habite depuis 1990. Lui demandant son âge, je calcule qu'elle est partie à 15 ans!

Il m'explique. «Un touriste américain est venu ici et l'a demandée en mariage. On était tous contents qu'elle puisse partir vers le pays où tout est possible.» 

En 2007, après de longues démarches, il réussit à visiter sa fille et à remettre les pieds dans «son ancien pays», comme il appelle la terre de l'oncle Sam. De visa en visa, il y est finalement demeuré cinq ans, acceptant avec plaisir n'importe quel emploi. Puis, ne pouvant faire venir tout son monde de l'autre côté de l'océan, il est revenu au Laos, le coeur en deux morceaux, laissant une fille et des petits-enfants d'un côté, pour retrouver sa femme et le reste de sa famille de l'autre.

Assis à côté de mon hôte, sous le ciel étoilé de cette jungle d'Asie du Sud-Est, je me rends compte qu'un pays étranger a occupé les pensées de toute sa vie et l'a influencé à chaque pas. De sa carrière à ses orientations politiques en passant par sa vie de famille, les États-Unis ont eu sur Thong une influence réelle et quotidienne.

Nous revenons à la réalité au son de la voix de ses petits-enfants souhaitant ravoir leur grand-papa. 

La petite histoire a gagné sur la grande.

Photo Jonathan B. Roy, collaboration spéciale

Montée vers la frontière du Laos: le quotidien du cycliste dans cette région.