Si les femmes gagnent les mêmes bourses que les hommes dans les tournois de tennis du Grand Chelem, si les femmes ont leur propre association professionnelle, si les membres de la communauté LGBTQ+ peuvent être eux-mêmes, si les jeunes filles qui s’initient au tennis ont le droit de rêver, c’est grâce à Billie Jean King.

Dans le cadre d’une entrevue exclusive avec La Presse, Mme King a confirmé qu’elle sera de passage à Montréal le 28 septembre pour donner une conférence dans le cadre de C2 Montréal à Place Ville Marie.

Dans cet entretien d’une quarantaine de minutes, le temps a été un thème prédominant. Le temps qui s’envole, celui qui reste et celui qu’il faut saisir à chaque instant. Celui qu’il faut changer et celui qui arrange les choses. Les tant pis et les tant mieux.

Et il a été question de sa cause d’aujourd’hui. Sa lutte pour la représentation des athlètes et des sports féminins dans l’espace public. « Les femmes n’ont que 4 % de l’attention médiatique. Les femmes n’ont pas l’attention et les contrats qu’elles méritent, parce que personne ne sait qui nous sommes, et c’est pourquoi nous devons davantage raconter l’histoire de ces athlètes. »

La première fois que Mme King est venue à Montréal, c’était pour consulter une spécialiste à la suite d’une importante opération à un genou. C’était au mois de janvier quelque part au milieu des années 1970. Il n’a jamais fait plus chaud que -14 degrés Celsius, se souvient-elle. La native de Long Beach, dans le sud de la Californie, avait été marquée à l’époque. Pendant ce temps, sa chienne Lucy, qui adorait la neige, vivait un rêve. C’est le premier souvenir qu’elle garde de la métropole québécoise. Une parenthèse importante dans sa carrière, car c’est ce qui lui a permis de continuer à écrire l’histoire de son sport.

Au moment de prendre sa retraite, en 1983, Mme King avait remporté 129 titres, dont 39 tournois du Grand Chelem (12 en simple, 16 en double féminin et 11 en double mixte).

Sa victoire la plus marquante demeure quand même celle du 20 septembre 1973, lorsqu’elle a battu l’ancien numéro un mondial Bobby Riggs lors d’un match historique. « La bataille des sexes », regardée par plus de 90 millions de téléspectateurs à travers le monde, a permis de prouver que les femmes pouvaient battre les hommes. Et a offert le statut d’icône à Billie Jean King.

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Billie Jean King et Bobby Riggs en 1973

Communiquer

Billie Jean King avait 12 ans lorsqu’elle a eu son « épiphanie ». L’une de ses amies d’enfance l’avait convaincue d’essayer le tennis, cette discipline dont elle n’avait jamais entendu parler. À la maison, ça discutait davantage de basketball et de baseball.

Ça faisait un an qu’elle jouait au club de tennis de Los Angeles lorsqu’elle a constaté que tous les autres joueurs étaient blancs, qu’ils étaient vêtus de blanc et qu’ils jouaient avec des balles blanches. C’est alors qu’elle s’est demandé : « Où sont tous les autres ? »

Elle venait de trouver sa mission.

Je me suis fait la promesse, cette journée-là, que j’allais me battre pour l’égalité et l’équité pour le reste de ma vie.

Billie Jean King

Comme son père pompier, elle avait choisi d’éteindre des feux. Puis, d’une certaine manière, de sauver des vies.

Pour y parvenir, elle devait devenir la meilleure joueuse de tennis au monde. Pour elle, il s’agissait du seul moyen de se faire entendre. Elle y est parvenue, entre 1966 et 1974. « Je ne connaissais pas le mot ‟plateforme” à l’époque, mais je comprenais que je pouvais aller chercher les gens, parce que le tennis est un sport mondial », raconte-t-elle avec la verve de ses 78 ans.

Quelques décennies plus tard, elle a le luxe d’être encore écoutée lorsqu’elle parle. Les oreilles du monde entier lui portent attention. « J’aime partager, motiver et entraîner. C’est vraiment merveilleux. »

Mme King tient aussi à ce que le passé compte. « Plus tu en sais à propos de l’histoire, plus tu en sais sur toi-même. Plus important encore, l’histoire aide à créer l’avenir. On est toujours entre les deux. Entre comprendre ce qui s’est passé, et l’avenir, pour avancer et ne pas reproduire les mêmes erreurs. »

Transmettre

Même si elle une nostalgique, celle qui a reçu la médaille de la Liberté des mains du président Barack Obama en 2009 a toujours été considérée comme une visionnaire. Ou mieux encore, une pionnière.

En septembre 1970, avec huit autres joueuses, elle a quitté le circuit féminin où elle ne gagnait que 45 $ par jour pour créer le Virginia Slims Circuit, où elle pourrait créer un environnement propice et viable au tennis féminin. « Nous étions prêtes à sacrifier nos carrières pour les prochaines générations. C’était énorme. »

Cette révolution aboutira trois ans plus tard à la création de la Women’s Tennis Association (WTA), telle qu’on la connaît aujourd’hui. La même année, en 1973, Mme King a convaincu à la sueur de son front les organisateurs des Internationaux des États-Unis d’offrir les mêmes bourses aux femmes et aux hommes. La bataille aura duré 34 ans avant que tous les tournois majeurs adhèrent à ce principe.

« Quand Bianca [Andreescu] a gagné les Internationaux des États-Unis il y a quelques années, elle a reçu un gros chèque. Pourquoi ? Grâce à cette journée du 23 septembre 1970. C’est pour ça qu’il est important de s’attarder à l’histoire », explique-t-elle.

Trois raisons avaient motivé ces femmes courageuses à défier l’ordre établi. D’abord, elles voulaient offrir la chance aux joueuses de tennis du monde entier de pouvoir évoluer dans un milieu sain. Ensuite, d’être reconnues et mises en valeur pour leurs performances et non seulement pour leur apparence physique. Puis, pour faire du tennis leur vrai métier.

L’opération aura été fructueuse puisqu’un an plus tard, elle est devenue la première sportive de l’histoire à toucher plus de 100 000 $ lors d’une même année. Elle avait gagné 117 000 $.

Être

Être Billie Jean King peut parfois être un lourd fardeau. Affirmation qui a bien fait rire la principale intéressée. « J’aime dire que la pression est un privilège. »

La clé : rester soi-même et vivre le moment présent. Elle a dressé un parallèle avec son sport : « C’est comme regarder la balle au tennis, c’est l’essentiel. Cinquante pour cent des coups ratés au niveau professionnel le sont parce qu’on n’a pas regardé la balle tout au long de son arrivée. »

Elle est persuadée que c’est dans le moment présent qu’on performe le mieux. Cette recette lui a vraisemblablement bien réussi, même si ça aura déplu à certains.

« Ma génération a été dans le pétrin parce qu’on a toujours voulu repousser les limites. C’est bon de jouer les trouble-fêtes, mais il faut s’assurer de faire le bien. Il ne faut pas juste faire les manchettes pour faire les manchettes. »

Elle a néanmoins fait partie de la liste des 100 Américains les plus marquants du XXe siècle du magazine Life, en plus d’avoir été nommée parmi les plus grands athlètes du siècle par le magazine Sports Illustrated. Comme quoi faire le bien et rester soi-même rapporte.

Continuer

La légende de Billie Jean King a traversé les époques. Depuis sa naissance dans les années 1940, en pleine Seconde Guerre mondiale, elle a vécu la révolution des années 1960, la folie des années 1970, le conservatisme des années 1980 et 1990 et l’arrivée des nouvelles technologies au XXIe siècle. Toutes ces époques l’ont formée.

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Billie Jean King aux Internationaux des États-Unis en 1972

Aujourd’hui, elle veut voir le sport féminin grandir dans l’espace public. Même si elle a pris sa retraite il y a 40 ans, Mme King parle encore des athlètes à la première personne du pluriel. Comme si elle en était encore une et qu’elle voulait participer au combat avec ses consœurs.

« On ne fait que commencer », jure-t-elle. La personne qui la convaincra de déposer les armes n’est sans doute pas encore née. Avec tout ce qu’elle a accompli, traversé et enduré, elle aurait pu se retirer dans le confort de sa propriété à New York et profiter d’une retraite bien méritée. Et pourtant.

À son avis, la popularité du sport féminin est sur le point d’exploser. Il ne manquerait pas grand-chose. « On commence à avoir plus d’attention, mais si on avait 30 ou 40 % de toute l’attention médiatique, ça changerait beaucoup de choses. C’est pour ça que c’est important d’écrire sur nous, pour nous faire connaître. »

Elle a d’ailleurs pris les grands moyens pour y parvenir, en se disant que la meilleure façon de changer les choses serait d’infiltrer un monde dominé par les hommes. Celui des finances et de la gestion d’entreprise. Il y a quelques années, elle a fondé BJK Enterprises, en plus d’acquérir une participation dans différentes équipes professionnelles, comme l’équipe de son enfance, les Dodgers de Los Angeles.

Elle croit fondamentalement que plus de femmes doivent devenir propriétaires. Sinon, personne ne parlera en leur nom et aucune décision ne sera prise pour elles.

« Nous voulons que les femmes soient impliquées dans tous les aspects du sport, pas juste pour jouer, mais aussi dans la direction. Les femmes doivent être impliquées dans les décisions financières. Je n’aime pas comment les filles et les gars sont associés de manière différente à l’argent. »

Rêver

Tout au long de sa prolifique carrière, Billie Jean King s’est fait dire non. Les plus hautes instances du monde sportif et financier ont voulu éteindre ses rêves.

Comme l’a déjà dit Elton John, l’un de ses plus proches amis et alliés, « il faut vivre chaque seconde sans hésitation », et Mme King l’a pris au mot. Le temps est précieux. L’entretien, qui aurait d’ailleurs pu durer toute la journée, s’est conclu par la question suivante : « Aujourd’hui, quel est votre plus grand rêve ? »

Sa réponse a été sans équivoque.

Je vais le dire comme c’est : les meilleures joueuses de hockey au monde doivent avoir leur propre ligue.

Billie Jean King

Une réponse qui peut en surprendre plus d’un, mais en lien direct avec ses plus récents projets.

Même si elle affirme que le hockey est « un sport magnifique », mais qu’elle n’a jamais été une grande passionnée — « je n’y ai pas été initiée dans le sud de la Californie, car on n’avait pas les Kings à mon époque » –, elle croit en l’avenir du hockey féminin et elle veut aider les joueuses.

C’est pourquoi elle a aidé à fonder, avec sa femme Ilana Kloss, l’Association professionnelle des joueuses de hockey (PWHPA).

Lorsque les joueuses sont venues à elle, elle leur a posé une seule question : « Avez-vous un syndicat ou une association ? » Elles ont répondu par la négative. Par expérience, elle croit que c’était la première chose à faire, et depuis, « elles ont fait un bon travail ».

Elle a ajouté qu’« on est sur la bonne voie, mais on doit en faire plus pour le hockey féminin. Les joueuses doivent aussi parler à des filles de couleur, mais elles le savent que c’est vraiment important. Maintenant, elles essayent de survivre. »

Justement, survivre. À la suite de cette conversation avec l’une des plus grandes dames de l’histoire du sport, une conclusion émerge parmi tant d’autres. Billie Jean King et les autres athlètes féminines se sont toujours battues, au risque de leur carrière, pour survivre. Maintenant, elles veulent exister.