L'annexion de la Crimée et la guerre dans l'est de l'Ukraine ont plongé la Russie et l'Occident dans ce que certains décrivent comme une nouvelle guerre froide. Du côté occidental du conflit, l'agression est imputée à Vladimir Poutine, le président autoritaire. Mais pour la majorité des Russes, Poutine - au zénith de sa popularité - agit en pure légitime défense. Notre journaliste a passé deux semaines à Moscou et à Saint-Pétersbourg pour comprendre ce point de vue. Pour entrer dans la tête des Russes.

Le président russe est aujourd'hui la bête noire de l'Occident, mais dans son pays, l'ancien agent du KGB a rarement été aussi populaire. Un récent sondage indiquait même qu'un Russe sur deux croit qu'un culte de la personnalité de Vladimir Poutine existe en Russie. Pourquoi? Notre envoyée spéciale a posé la question aux principaux intéressés.

Le magasin Coeurs de Russie n'est pas le plus facile à trouver de la célèbre galerie marchande Goum, qui flanque la place Rouge. Il faut grimper trois étages et trouver la bonne allée. Ça ne l'empêche pas de faire des affaires d'or.

Le principal produit en vente n'est nul autre que le président russe, Vladimir Poutine. Il orne une cinquantaine de t-shirts, des étuis de téléphone cellulaire, des portefeuilles, des porte-clés.

Alors qu'ailleurs en ville les aubaines pleuvent - la chute du rouble ayant incité plusieurs magasins à réduire leurs prix -, ici, un t-shirt en coton arborant un clin d'oeil du président au-dessus de ses Ray-Ban vaut 2000 roubles, soit 37$.

Irina Ivanova en achète huit. «Ce sont des cadeaux pour des amis. Nous aimons tous Poutine. Parce qu'il est fort et que tout ce qu'il fait, il le fait pour le pays», explique la cliente moscovite en déboursant l'équivalent d'un salaire mensuel moyen pour ses achats pro-poutiniens.

Étudiante de 23 ans, originaire de Volgograd, Evguenia Kassenko hésite devant l'étalage. Elle arrête son choix sur un t-shirt serré montrant Poutine en treillis militaire. L'inscription dit: «Ne doutez pas de vous-mêmes».

«Poutine est le symbole de notre pays en ce moment. Nous sommes au milieu d'une guerre de l'information avec l'Occident; c'est le moment de serrer les rangs derrière notre président», dit la jeune femme, en ajoutant que derrière ce que certains pourraient voir comme un culte du président, il y a surtout beaucoup d'humour. Un humour amoureux.

Star des jeunes et des vieux

Cet engouement pour la figure du président est manifeste aux quatre coins de la capitale russe. On vend des objets à son effigie dans le métro et dans des machines distributrices qui ont été installées dans les supermarchés. «Nous sommes tous Poutine», peut-on lire à l'avant de ces Poutinomat.

La popularité du président ne se dément pas dans les sondages. Même si le rouble a perdu 40% de sa valeur en six mois et qu'une récession se dessine en Russie, la cote de popularité du chef d'État atteint 85%.

Selon les sondeurs, les jeunes et les personnes âgées sont les plus grands fans de Poutine. Les retraités sont particulièrement reconnaissants envers le président, qui a doublé le montant de leurs pensions et remis en place des services sociaux, après 10 ans sans aucun filet social sous Boris Eltsine. «Il n'est peut-être pas parfait, mais on n'a jamais vu un aussi bon président de mon vivant», dit Galina Denissieva, une retraitée de Saint-Pétersbourg âgée de 78 ans.

Les travailleurs russes, eux, ont vu en général leur revenu croître de 40% depuis l'accession de Poutine au pouvoir en 2000.

James Bond russe

Beaucoup de jeunes de moins de 25 ans, nés sur les cendres de l'Union soviétique, voient en l'ancien patron des services secrets et champion d'arts martiaux l'équivalent d'un James Bond des temps modernes défendant la Russie contre l'ennemi.

Organisation de la jeunesse poutinienne, la Molodaya Gvardia (en français, la Jeune Garde) compte 160 000 membres et n'a aucune difficulté à recruter. Surtout depuis l'annexion de la Crimée, un geste vertement critiqué par la communauté internationale, mais qui a valu à Poutine une véritable poussée d'admiration en Russie.

«La Crimée, c'est historiquement notre territoire. J'y suis allée trois fois depuis l'annexion et les gens pleuraient de bonheur. Ils se sont sentis abandonnés tellement longtemps», explique le chef de la Jeune Garde, Denis Davidov, tout juste 25 ans.

Le nom de l'organisation n'est pas anodin. La Jeune Garde fait référence à un groupe secret de jeunes résistants qui a multiplié les gestes de bravoure pendant la Seconde Guerre mondiale, «dans le combat contre les fascistes», précise M. Davidov.

«Nous ne voulons pas prendre la gloire de la Jeune Garde, mais comme eux, nous sommes là pour défendre notre mère patrie» contre ses ennemis extérieurs et intérieurs, ajoute-t-il.

Le week-end, explique-t-il, ses membres se tiennent près des magasins de bière et de vodka pour s'assurer qu'ils ne vendent pas aux mineurs. Ils sont aussi là pour prêter main-forte au président et à défendre ses points de vue, notamment à l'égard du conflit dans l'est de l'Ukraine qui, pour eux, est une agression sanglante contre la minorité russe du pays.

Le bureau de Denis Davidov est un véritable temple au président. Sur le mur, un portrait du patron du Kremlin à la Warhol. Sur la commode, à côté d'un fusil de la Première Guerre mondiale et d'un drapeau nationaliste, un dessin qui montre Poutine terrassant Barack Obama grâce à une prise de judo. «Nous avons une collection de ces dessins. De manière humoristique, ils montrent tous que Poutine se bat pour le pays», dit le jeune Russe, diplômé en agronomie.

«Le taux de popularité de Poutine est colossal en ce moment et ça fait peur à l'Occident. C'est difficile pour eux de comprendre qu'en ces temps de guerre, nous sommes tous derrière notre leader», ajoute Oksana Tchakeva, responsable des communications de la Jeune Garde, un poste qu'a occupé pendant un temps l'ex-espionne Anna Chapman après avoir été expulsée des États-Unis. La sulfureuse jeune femme a quitté l'organisation pour prendre la barre d'une émission de télé.

Des brèches dans le poli

Il ne faut pas chercher très loin cependant pour constater que tous ne suivent pas aveuglément le leader du pays. La vendeuse du magasin Coeurs de Russie, Valéria Bourloutskaïa, a attendu que ses clientes partent pour se vider le coeur. Elle n'en peut plus du culte qui est voué au politicien. «Les gens viennent acheter des t-shirts parce qu'ils aiment Poutine. La plupart viennent des régions éloignées. Ils disent qu'il est un patriote et qu'ils le sont aussi. Je pense surtout qu'ils sont un peu simples. Ils croient tout ce qu'il dit à la télévision. Pas moi. Et il y a plein de gens comme moi à Moscou et à Saint-Pétersbourg.»

Étudiant en génie nucléaire, Leonid Fedotov dit qu'il en a plus qu'assez de la propagande du gouvernement, qui est déversée à longueur de journée sur la télévision nationale. «Il y en a tellement ces jours-ci, c'est plus facile à combattre», dit en rigolant le jeune homme de 19 ans, rencontré dans une auberge de jeunesse.

Même s'il n'est pas le plus grand fan de Vladimir Poutine, Leonid Fedotov n'est pas favorable à un changement de gouvernement. «Nous n'avons pas de choix en ce moment. Nous avons Poutine et rien d'autre. Même s'il partait, ça ne changerait rien. Le gouvernement, ce n'est pas seulement une personne. Poutine, c'est un symbole.»

Photo Pascal Dumont, collaboration spéciale

Étuis pour téléphone cellulaire, tasses, poupées russes ou t-shirts, le culte pour Vladimir Poutine s'exprime de multiples façons. Et les prix sont souvent à l'avenant. Un t-shirt se vend 2000 roubles, soit 37$. 

Photo Pascal Dumont, collaboration spéciale

Le premier cercle

Sergueï Shoïgu: ministre de la Défense

Général russe, Sergueï Shoïgu est à la tête du ministère de la Défense depuis 2012. Ancien ministre des Situations d'urgence, il est populaire dans le pays, ayant démontré son efficacité lors de tremblements de terre, d'inondations et d'actes terroristes. Depuis le début du conflit en Ukraine, il joue un rôle central.

Dimitri Kisselev: de Rossiya Segodnya

Journaliste connu pour ses tirades contre les États-Unis et les homosexuels, Dimitri Kisselev a été nommé en 2013 par Vladimir Poutine à la tête de l'agence d'information d'État, Rossiya Segognya, qui a remplacé RIA-Novosti. Il a la réputation d'être le propagandiste en chef de la Russie. Depuis la fin de l'an dernier, il est aussi le numéro 1 de l'agence de presse multilingue Spoutnik.

Igor Setchine: président de Rosneft

Ancien vice-premier ministre de Vladimir Poutine, Igor Setchine est aujourd'hui le patron de la société pétrolière Rosneft, dont le gouvernement russe est le principal actionnaire. Cette société a avalé les avoirs de Ioukos, l'entreprise de l'opposant Mikhaïl Khodorkovski. Selon plusieurs experts, M. Setchine est le deuxième homme le plus puissant de Russie.

Alexander Bortnikov: ministre de l'Intérieur

Ayant entrepris sa carrière au KGB en 1975, Alexander Bortnikov, comme Vladimir Poutine, a passé une partie de sa carrière à Saint-Pétersbourg. Après la chute de l'URSS, il a gravi les échelons du FSB, l'agence qui a remplacé le KGB, et en a été nommé le grand patron en 2008.

Les Russes accros à leur télé

Derrière la popularité de Vladimir Poutine se cache une arme puissante: la télévision. Contrôlée en grande partie par l'État, cette dernière relaye les messages du Kremlin. Les voix indépendantes, elles, sont lentement étouffées.

L'émission s'appelle Anatomie du jour. Dans le bulletin de la chaîne NTV, qui appartient à la société pétrolière étatique Gazprom, on dissèque les nouvelles à la sauce russe.

Premier topo: des Russes de l'Ukraine de l'Est se plaignent d'avoir été bombardés par l'armée ukrainienne. À l'écran, on voit le trou d'obus dans la fenêtre du salon; des enfants apeurés par la guerre.

On enchaîne avec un reportage sur un artiste populaire qui consacre une chanson aux combattants séparatistes du Donbass.

Troisième nouvelle: une entrevue avec un expert de la sécurité qui explique comment les États-Unis font de l'espionnage d'État et violent les droits de leurs citoyens.

Le reportage suivant est consacré aux sanctions «antirusses» imposées par l'Europe et les États-Unis et sur leurs conséquences néfastes sur la Lettonie, qui ne peut plus vendre ses produits en Russie.

Bref, les nouvelles du jour épousent en tous points le discours du président russe et de sa garde rapprochée sur le conflit en cours et la crise économique (quelle crise?) qui frappe le pays. Au lieu d'une Russie vulnérable, la télévision nationale dépeint une Russie forte, qui défend ses intérêts et se tient debout devant les États-Unis.

Nouvel emballage

En zappant, on réalise vite que les nouvelles de NTV sont la règle plutôt que l'exception. Des reportages similaires se répètent chaîne après chaîne.

En Russie, les critiques n'hésitent pas à qualifier le tout de propagande. «À la télévision d'État, il y a une terrible confusion sur la profession journalistique. On revient au journalisme de l'époque soviétique. Il y a de l'autocensure. Elle est dictée non seulement par la peur du régime, mais aussi par une volonté idéologique», observe Sergueï Buntman, vice-rédacteur en chef de la station de radio Écho de Moscou, un bastion de la liberté d'expression.

En d'autres termes, les communistes d'hier ont été remplacés par les pro-Kremlin, pro-Poutine d'aujourd'hui.

On est bien loin cependant des nouvelles de l'Union soviétique, grises et monotones. La production est léchée, agrémentée de musique. Les chaînes disposent de correspondants sur le terrain en Ukraine, en Lettonie et aux États-Unis. Les présentateurs sont jeunes et beaux.

Populaire télévision

Et les Russes en redemandent. La population du pays est accro au petit écran. Selon une étude de Globescan commandée par la BBC, près de 77% des Russes ne s'informent qu'à la télé et 84% des sondés disent faire confiance à la télévision nationale.

Pourquoi la population russe, hautement éduquée et déjà rompue à la propagande des années soviétiques, répond-elle si bien à la couverture télévisuelle d'aujourd'hui? Sergueï Buntman hausse les épaules. «Parce qu'elle ne veut plus de stress», soutient-il dans un français impeccable. Il rappelle que les Russes ont vécu 30 ans de pauvreté pendant la pérestroïka, la chute de l'URSS et les années 90 qui ont vu l'économie prise en otage par un petit groupe d'oligarques. «Pendant ces années-là, on a fait du capitalisme une caricature, au lieu de soutenir l'établissement de nouvelles valeurs démocratiques», ajoute-t-il.

Aujourd'hui, note-t-il, les Russes ont accès à des sources d'information indépendantes, sur l'internet, dans la presse écrite, à la radio. La preuve, Écho de Moscou existe. Cette station de radio, qui appartient en partie à ses journalistes, est en ondes depuis 1990. «Les Russes peuvent s'informer autrement s'ils le veulent, mais ils préfèrent un certain confort que leur présentent les médias d'État», dit M. Buntman.

Le prix de la parole

Aller à contre-courant du message du Kremlin peut coûter cher. Une des rares journalistes à avoir couvert la guerre de Tchétchénie du côté des Tchétchènes, Anna Politkovskaïa, a été assassinée devant chez elle en 2006. Ses assassins courent toujours.

Écho de Moscou, qui se fait un point d'honneur de présenter les deux côtés de la médaille, a aussi eu son lot de menaces. Récemment, le leader de la Tchétchénie, Ramzan Kadyrov, a voulu lui intenter un procès pour la couverture des attentats de Charlie Hebdo. «Il faut résister. C'est une guerre des nerfs», dit Sergueï Buntman, en ajoutant qu'Écho de Moscou est néanmoins largement épargné par le Kremlin. «Peut-être pour montrer qu'il existe une liberté de presse en Russie», dit le journaliste en souriant.

Pluie d'embûches

À la station de télévision Dojd (qui se traduit par «pluie» en français), les attaques sont beaucoup plus soutenues. Seule chaîne télévisuelle indépendante, Dojd a été créé en 2007 pour diffuser des émissions de divertissement intelligentes et attrayantes, explique la fondatrice et directrice générale, Natalia Sindeeva. «J'ai mis la station de télé sur pied parce que je savais que ça pouvait être profitable. Pas pour faire de la politique.»

Les problèmes de la station ont commencé en 2012. Dojd a alors été la seule chaîne à diffuser les manifestations critiques des élections et de Vladimir Poutine. «À partir de ce moment-là, on savait qu'on nous surveillait de près», dit Natalia Sindeeva. Les pavés ont commencé à pleuvoir. Le propriétaire de l'édifice où se trouvaient les studios a signifié qu'il résiliait le bail. La chaîne - réputée jeune et branchée - s'est relogée tout près, dans un lieu gardé secret, mais vient de recevoir un autre avis d'éviction. «Les propriétaires n'ont pas décidé ça tout seuls», estime la directrice générale.

L'an dernier, la chaîne a aussi perdu son accès au câble. Elle est aujourd'hui confinée à l'internet. Une nouvelle loi adoptée par la Douma interdit aussi à Dojd de vendre de la publicité. La chaîne s'est tournée vers ses téléspectateurs pour financer ses activités: 70 000 personnes payent 4800 roubles par an, soit environ 80$, pour avoir accès à la chaîne.

«Pour le moment, nous sommes OK, mais on ne sait pas quel autre tour l'État a dans son sac», dit-elle, alors que son équipe de production s'affaire tout autour d'elle.

La brune prend une longue inspiration. «Si vous me demandez si la liberté d'expression existe en Russie, je vais répondre oui. Nous sommes toujours en ondes, même si l'État fait tout pour nous rendre la vie difficile, dit Mme Sindeeva. Si vous me demandez si la démocratie existe et que les gens peuvent changer de gouvernement, alors là, je vais répondre non.»

Photo Pascal Dumont, collaboration spéciale

Pourquoi la population russe, hautement éduquée et rompue à la propagande des années soviétiques, répond-t-elle si bien à la couverture télévisuelle d'aujourd'hui? Sergueï Buntman hausse les épaule. «Parce qu'elle ne veut plus de stress». 

L'Église et le président

Presque anéantie par le régime soviétique, l'Église orthodoxe russe connaît aujourd'hui un essor extraordinaire. Alors que les églises anciennes sont restaurées, des milliers de jeunes entrent dans les ordres. Sur la scène politique, l'Église prend de plus en plus de place. Le président n'est pas étranger à ce regain d'influence. Vladimir Poutine prône le retour des valeurs traditionnelles russes et de la spiritualité, signe, selon lui, de la supériorité russe sur le modèle occidental. Un discours que reprend le patriarche de l'Église orthodoxe russe. Symbole de la renaissance de l'orthodoxie russe, la cathédrale du Christ-Sauveur a été reconstruite sous le règne de Boris Eltsine. Elle avait été dynamitée par Staline en 1931. Ce dernier, occupant alors le Kremlin, ne tolérait pas de voir cette église par la fenêtre tous les matins. C'est dans cette cathédrale que Pussy Riot a chanté une prière punk anti-Poutine en 2012.

Photo Pascal Dumont, collaboration spéciale