Propulsé par la victoire de son parti aux élections municipales, le premier ministre islamoconservateur turc Recep Tayyip Erdogan veut faire l'histoire et devenir président, un poste honorifique qu'il promet de «réformer». Des analystes y voient une dérive autoritaire.

Q: Le premier ministre turc veut devenir président lors du premier suffrage présidentiel au pays, le 10 août prochain. Cela ressemble à ce qu'a fait Poutine avec Medvedev en Russie, il y a quelques années...

R: La comparaison avec la Russie est valide, mais elle est à nuancer, explique le professeur Jean Marcou, directeur des Relations internationales de l'Institut d'études politiques de Grenoble. «Abdullah Gül, l'actuel président turc, a récemment déclaré qu'il ne souhaitait pas jouer les marionnettes d'Erdogan, donc c'est loin d'être certain qu'il accepterait de devenir premier ministre», dit-il.

On peut également faire une comparaison avec la France qui, au début de la Cinquième République, a transformé un régime parlementaire en régime où le président gouverne avec l'appui d'un premier ministre. «Or, la Turquie est un État de droit beaucoup moins achevé. Pendant longtemps, le régime parlementaire y était encadré par l'armée. Depuis 10 ans, Erdogan a affaibli le rôle politique de l'armée; actuellement, il est en train de remettre en cause la nature parlementaire des institutions. Cette concentration du pouvoir n'est pas une très bonne nouvelle pour la démocratie turque», dit M. Marcou.



Q: Doit-on s'inquiéter de la concentration des pouvoirs en Turquie, longtemps vue comme un allié démocratique dans une région stratégique du globe?

R: Stefan Winter, spécialiste du Proche-Orient à l'époque ottomane à l'Université du Québec à Montréal, et qui s'apprête à déménager à Ankara pour une année, n'est pas rassuré par les ambitions d'Erdogan.

«Il y a 10 ans, l'AKP, le parti du premier ministre Erdogan, était une bouffée d'air frais en Turquie, dit-il. Durant des années, Erdogan était d'ailleurs le héros de la gauche, car il tenait tête aux anciens militaires, qui dirigeaient le pays auparavant. Depuis, l'AKP n'a pas eu d'opposition très crédible... Le pouvoir use, et aujourd'hui, on voit que le pouvoir en Turquie devient de plus en plus un culte de la personnalité.»

M. Marcou est aussi inquiet de voir le premier ministre réformateur d'hier devenir l'homme fort de la Turquie. «Le parti d'Erdogan a une majorité confortable au parlement. Le président va avoir l'onction du suffrage universel. Ça fait beaucoup de pouvoirs...»



Q: Atteintes à la liberté de la presse, censure de l'internet et des réseaux sociaux, limitation du pouvoir des juges... Les dérives autoritaires d'Erdogan ont poussé des centaines de milliers de Turcs à descendre dans la rue l'an dernier, et sporadiquement cette année. Pourtant, Erdogan est le grand favori dans les sondages. Quelle est la recette de son succès?

R: Erdogan est empêtré dans des scandales de corruption, et ses dérives autoritaires ont provoqué des manifestations monstres en Turquie, mais «tout ce qu'il a subi depuis un an n'a pas eu d'effet sur son influence électorale», note Jean Marcou.

«Quand on regarde les sondages en Turquie, on voit que les gens critiquent le gouvernement pour sa gestion des manifestations et pensent qu'il y a de la corruption, mais une grande partie de ces gens continuent d'appuyer le parti.»

Depuis 10 ans, l'économie turque a produit une classe moyenne urbanisée qui a profité des politiques d'Erdogan, note M. Marcou. «Il a aussi su se coller à des vieilles valeurs traditionnelles: il ne faut pas oublier que, si 75% des Turcs habitent en ville, ils y sont depuis peu de temps. L'AKP a réussi à représenter l'évolution économique qui est accompagnée d'un maintien des valeurs traditionnelles plus conservatrices.»

Stefan Winter note que, lorsqu'on entend parler de la Turquie, c'est surtout les images spectaculaires des manifestants que l'on voit. «Les partisans d'Erdogan ne passent pas à la télévision, mais ils sont nombreux, et leur appui est profond.»