À dix minutes de marche de la place de l'Indépendance, occupée par des protestataires depuis bientôt trois mois, des manifestants d'un tout autre genre ont dressé leurs tentes dans le parc Marinsky, au coeur d'un chic quartier de Kiev.

 

Au lieu des barricades formées de sacs bourrés de glace, ce campement est encerclé de barrières métalliques protégées par des dizaines de policiers. Le chaos du «Maïdan», centre névralgique du mouvement d'opposition au président Viktor Ianoukovitch, cède ici la place à de vastes tentes militaires sagement alignées.

Contrairement au vacarme incessant qui règne sur la place centrale de Kiev, ce camp-ci est plongé dans le silence. On n'y entend ni musique ni discours politiques.

«Le monde entier croit qu'il n'existe qu'un seul point de vue en Ukraine, mais c'est faux», dit Andriy Koucher, chargé de nous faire visiter les lieux.

«Les télévisions internationales montrent comment les gens du Maïdan mangent et dorment, mais personne ne parle de nous. Pourtant, nous sommes Ukrainiens, nous aussi.»

À 26 ans, Andriy Koucher travaille comme coordonnateur des Jeunes régions - l'aile jeunesse du Parti des régions de Viktor Ianoukovitch. C'est ce parti qui a orchestré cette «contre-manifestation» pour donner une visibilité aux partisans du président contesté. Mais Andriy Koucher assure que des tas de gens y ont afflué spontanément, de tout le pays.

Repaire de fiers-à-bras?

À Kiev, ce camp surnommé «place de l'Unité» est perçu comme un repaire de

«titouchki» - ces fiers-à-bras qui jouent les casseurs pour le compte du régime. Accusation rejetée par Andriy Koucher: «Suis-je un titouchko parce que je porte un survêtement de sport et une tuque noire? Pour les gens du Maïdan, tous ceux qui sont en désaccord avec eux sont des titouchki.»

Andriy Koucher n'a rien contre un changement à la tête du pays ni contre les changements constitutionnels réclamés par l'opposition. «Seulement, il faut faire ça en suivant la loi.»

Il affirme n'avoir rien non plus contre l'Union européenne, mais, selon lui, l'Ukraine n'est pas prête à y adhérer.

Oleksander Zintchenko, commandant de cette «place de l'Unité», selon le nom officiel du camp, est plus réfractaire à l'Union européenne. «L'Europe veut nous annexer. Nous, nous voulons être partenaires autant de l'Europe que de la Russie», explique cet entrepreneur en construction qui se targue d'avoir bien réussi financièrement. Assez pour pouvoir offrir une Honda Civic à sa femme dont l'anniversaire tombait précisément hier, le jour de notre visite.

Il n'a rien non plus contre les protestations pacifiques. «Mais ce mouvement de protestation est devenu criminel, des gens armés ont fait couler le sang», s'indigne-t-il, oubliant de mentionner qu'en réalité, trois manifestants sont tombés sous les balles de la police, lors des affrontements de janvier, près du parlement.

Près de la tente du commandant, nous croisons Nina Budnikova, une grand-mère de six petits-enfants qui s'inquiète pour leur avenir. «Vous savez, sur le Maïdan, il y a des svastikas, il y a de plus en plus de fascistes, déplore-t-elle. Toutes ces manifestations sont dirigées depuis l'étranger.»

Soudain, Nina se fait apostropher par le commandant Zintchenko, qui nous avait annoncé une manifestation imminente de «mères venues soutenir la police antiémeute».

«Tu nous as promis 20 femmes, où sont-elles?», lui lance-t-il, mettant un terme à la conversation.

Derrière le président

La «place de l'Unité» est une réponse du régime aux protestations populaires qui secouent l'Ukraine depuis la fin novembre. Mais cela ne signifie pas que ce régime ne bénéficie d'aucun appui dans la population. Ni que tous les Ukrainiens soutiennent unanimement les protestataires.

Selon un sondage effectué en janvier, 48% d'Ukrainiens soutiennent les occupants de la place de l'Indépendance, et 46% les désapprouvent. L'appui varie selon les régions: à Kiev, la majorité est derrière ce qu'on appelle ici, simplement, «le Maïdan» - la place.

L'appui au président est le plus fort dans les villes industrielles de l'est et du sud, nostalgiques de l'époque soviétique, précise Oleksander Tchernenko, président du Comité des électeurs ukrainiens, une ONG indépendante qui a commandité le sondage.

Dans le camp des pro-régime, on trouve aussi des bureaucrates du gouvernement, qui craignent de perdre leurs privilèges. Des gens qui ont peur du nationalisme ukrainien. Et d'autres qui vivent aux crochets de l'État. Mais, selon l'analyste, «ils sortiront dans la rue quand l'État n'aura plus d'argent pour les payer».

Les Ukrainiens partagés

48 % des Ukrainiens soutiennent le mouvement de protestation

46 % ne le soutiennent pas

55 % favorisent une adhésion à l'Union européenne

45 % favorisent une union douanière avec la Russie

63 % favorisent une résolution de la crise par la négociation

Source: sondage Socis-KIIS, commandité par le Coimté des électeurs ukrainiens