(New York) Si l’historien Richard Hofstadter était encore de ce monde, il serait peut-être tenté de réviser son célèbre essai, Le style paranoïaque dans la politique américaine, à la lumière de la présidence de Donald Trump.

Publiée en 1964, l’étude porte sur l’imaginaire du complot et la droite américaine. L’auteur y décrit le « mode de pensée » qui a notamment alimenté le maccarthysme – la traque aux communistes des années 50 – et la John Birch Society, mouvement d’extrême droite des années 50-60.

« Je parlerai ici de “style paranoïaque”, car il n’y a pas de meilleure formulation pour définir les traits caractéristiques qui me viennent à l’esprit : outrance, sentiment de suspicion et fantasme de la conspiration », écrit-il (1).

Hofstadter précise que ce mode de pensée n’est pas l’apanage de la droite et encore moins des Américains. Mais celle-ci a une longue histoire aux États-Unis, où les francs-maçons, les jésuites, les banquiers et divers dirigeants – présidents, secrétaires d’État et juges de la Cour suprême, entre autres – ont tour à tour été accusés d’avoir trempé dans de vastes conspirations.

Néanmoins, ce mode de pensée n’a jamais été dominant chez les Américains, écrit l’essayiste en 1964. « Plus important encore, on pourrait avancer que la seule fois où le style paranoïaque a triomphé dans l’histoire moderne, ce fut en Allemagne et non aux États-Unis. Le style paranoïaque est un trait commun aux nationalismes frustrés et au fascisme. »

Richard Hofstadter reconnaîtrait peut-être que le style paranoïaque est aujourd’hui triomphant aux États-Unis. Donald Trump doit en partie son ascension politique et son élection à la présidence à la promotion d’une théorie du complot, celle des « birthers », selon laquelle Barack Obama était un président illégitime, n’ayant pas vu le jour aux États-Unis.

Et il conserve ses chances de survivre à une procédure de destitution et d’être réélu en partie grâce à ses dénonciations incessantes de nouvelles conspirations. Dénonciations relayées par Fox News et d’autres médias conservateurs.

La suite du « canular russe »

« Je veux encore voir ce serveur. Vous savez, le FBI n’a jamais obtenu ce serveur. C’est une partie importante de l’affaire. Pourquoi l’ont-ils donné à une entreprise ukrainienne ? »

Lors d’un appel téléphonique à l’émission Fox & Friends, vendredi matin, Donald Trump a remis sur la table cette théorie du complot qui a été démolie par le procureur spécial chargé de l’enquête russe, Robert Mueller, et l’ancien conseiller de la Maison-Blanche en matière de cybersécurité, Tom Bossert, entre autres.

Qu’à cela ne tienne : fin juillet, le président a insisté auprès de son homologue ukrainien pour qu’il enquête sur cette théorie qui attribue à l’Ukraine plutôt qu’à la Russie le piratage des courriels démocrates lors de la campagne présidentielle de 2016. Et il est revenu à la charge sur le sujet au lendemain de la sortie remarquée de Fiona Hill, ex-conseillère de la Maison-Blanche, contre « cette fiction qui a été créée et propagée par les services de sécurité russes eux-mêmes ».

« S’il vous plaît, ne propagez pas pour des raisons politiques des mensonges qui servent clairement les intérêts russes », a ajouté la spécialiste de la Russie et de l’Ukraine en s’adressant aux membres de la commission du Renseignement de la Chambre des représentants.

Devin Nunes, numéro un des républicains au sein de cette commission, n’a pas repris à son compte l’histoire du serveur perdu en Ukraine. Mais tout au long des auditions publiques tenues dans le cadre de l’enquête en destitution qui menace Donald Trump, il a dénoncé le « canular russe » dont le président aurait été victime.

Un canular dont l’affaire ukrainienne n’est que la suite « bas de gamme » orchestrée par les démocrates du Congrès avec l’aide de leurs « marionnettes » des médias, selon Nunes. Le républicain n’a pas attaqué de front les responsables du Pentagone, du département d’État et de la Maison-Blanche, anciens ou actuels, qui ont décrit l’exploitation par le président américain de la politique étrangère des États-Unis pour servir ses intérêts politiques personnels.

Le paranoïaque clinique

Donald Trump s’en était déjà chargé. Et c’est ici que l’auteur du Style paranoïaque pourrait être tenté de réviser une autre de ses thèses. À l’époque de la « peur rouge », le sénateur Joseph McCarthy et ses alliés considéraient les agents communistes et leurs sympathisants comme une menace à l’idée qu’ils se faisaient de leur pays. En ce sens, il n’était pas différent des autres complotistes de l’histoire américaine, selon Hofstadter.

Donald Trump, en revanche, voit dans les témoins les plus gênants de l’affaire russe des « Never Trumpers », des ennemis personnels qu’il a également qualifiés de « lie de l’humanité ». Ceux-ci s’ajoutent à tous ces « traîtres », républicains ou démocrates, qui ont joué un rôle dans le « canular russe ».

« Ils pensaient que j’allais gagner, et ils ont dit : “Comment pouvons-nous l’arrêter ?” Ils ont essayé de renverser la présidence. C’est le plus grand scandale de l’histoire de notre pays », a clamé Donald Trump lors de son coup de fil à Fox & Friends.

Ce qui nous amène à citer Richard Hofstadter sur la « différence fondamentale entre le paranoïaque dans sa forme d’expression politique et le paranoïaque clinique » : 

« S’ils ont tendance l’un comme l’autre à développer des réactions passionnelles, à se montrer exagérément suspicieux et agressifs, et à verser dans une forme d’expression grandiloquente et apocalyptique, le paranoïaque clinique a pour sa part la conviction d’être lui-même, spécifiquement, la cible du monde hostile et hanté par la conspiration dans lequel il a le sentiment d’évoluer. L’adepte du style paranoïaque estime, quant à lui, que ce sont une nation, une culture et un mode de vie qui sont attaqués. […] Sa démarche est d’une certaine façon plus rationnelle et désintéressée dans la mesure où il ne se présente pas comme la victime d’un complot dirigé spécifiquement contre lui-même. »

Hofstadter pourrait-il aujourd’hui éviter de reconnaître en Donald Trump un paranoïaque clinique ?

(1) Le style paranoïaque a été traduit en français en 2012 chez François Bourin Éditeur.