Un homme a froidement abattu en direct deux journalistes d'une chaîne de télévision locale américaine et a filmé la scène pour ensuite la diffuser sur les réseaux sociaux, relançant jeudi le débat sur les armes à feu et l'utilisation d'internet.

Le tueur à l'origine de ce drame sans précédent qui s'est déroulé mercredi aux États-Unis - un ancien collègue des journalistes - s'est suicidé.

Il a auparavant justifié son geste dans un long manifeste décousu envoyé à la chaîne ABC, disant avoir souffert de discriminations parce qu'il était noir et homosexuel.

Ce drame a non seulement relancé l'éternel débat sur les armes à feu, mais aussi sur le rôle d'internet, qui donne accès à l'horreur en direct, sans aucun filtre.

La reporter Alison Parker, 24 ans, et le caméraman Adam Ward, 27 ans, de la chaîne WDBJ7, ont été abattus alors qu'ils interviewaient une femme en extérieur non loin de Roanoke, en Virginie, à environ 385 kilomètres de la capitale Washington.

Sur les images d'abord diffusées en direct par la chaîne, on voit la journaliste crier lorsque des tirs sont entendus. Puis la caméra tombe au sol, les coups de feu retentissant encore. La caméra filme les jambes du tireur. Un arrêt sur image le montre, pointant l'arme vers le sol. On ne voit pas de sang.

Sur le plateau, la présentatrice de l'émission réagit avec stupeur face aux images.

Comme un jeu vidéo

Pris en chasse par la police toute la matinée, le tireur a finalement été retrouvé blessé par balle dans son véhicule après être sorti de route. Il est mort en début d'après-midi à l'hôpital.

Identifié comme étant Vester Lee Flanagan II, 41 ans, qui travaillait aussi sous le nom de Bryce Williams, il a non seulement commis son meurtre en direct, mais a aussi filmé lui-même la scène dont il a diffusé des vidéos sur ses comptes Twitter et Facebook. Ses vidéos ont ensuite été retirées.

Sur l'une d'elles, on le voit derrière le caméraman brandir un pistolet en visant la journaliste qui, souriante, fait son interview. Le tueur abaisse ensuite brièvement sa caméra ou son téléphone portable vers le sol, avant de tirer huit fois en direction de la reporter qui tente de fuir.

La scène fait immanquablement penser à un jeu vidéo.

Sur son compte Twitter @bryce-williams7, le tueur a accusé son ancienne collègue Alison Parker d'avoir «tenu des propos racistes».

Dans un manifeste aux propos décousus, l'homme dit avoir «souffert de discrimination, de harcèlement sexuel et de vexation au travail». Il «raconte avoir été attaqué pour le fait d'être un homme noir et homosexuel», selon la chaîne ABC, qui a reçu le fax de 23 pages «près de deux heures» après la fusillade.

«Ce qui m'a fait craquer, c'est la tuerie dans l'église», écrit-il en référence au massacre de neuf paroissiens noirs en juin dans une église de Charleston en Caroline du Sud, abattus par un partisan de la suprématie blanche.

La direction de WDBJ7 a rejeté ses accusations et dit l'avoir licencié en 2013 après des accès de violence.

PHOTO TIRÉE DE TWITTER

Le tireur présumé, Vester L. Flanagan.

PHOTO WDBJ/TWITTER

Alison Parker et Adam Ward.

Éternel débat 

Les deux journalistes sont morts sur les lieux de la fusillade en début de matinée, selon la police. Ils étaient chacun en couple avec d'autres employés de la chaîne locale.

Un présentateur, Chris Hurst, a confié sur Twitter peu après les faits que lui et Alison Parker venaient «d'emménager ensemble» et voulaient se marier. «Je suis anéanti».

Vicki Gardner, la femme interviewée pour ce sujet sur le tourisme local, a été blessée, mais ses jours n'étaient pas en danger, selon la police.

Ce drame, qui a eu lieu non loin d'une autre tuerie survenue en 2007, quand un homme avait abattu 32 personnes sur le campus de Virginia Tech avant de se suicider, a relancé le débat sur les armes à feu. Il est très facile de se les procurer en Virginie et dans la plupart des États fédérés.

«J'ai le coeur brisé chaque fois que quelque chose comme cela se produit», a réagi le président Barack Obama sur la chaine WPVI, station locale d'ABC à Philadelphie.

«Ce que nous savons c'est que le nombre de gens qui meurent dans des incidents liés aux armes à feu dans ce pays est largement supérieur à celui des victimes de terrorisme», a-t-il poursuivi.

«Nous devons faire quelque chose à propos de ces cinglés qui achètent des armes», a déclaré sur Fox News Andy Parker, le père de la journaliste abattue.

Sans grand espoir, la Maison-Blanche a une nouvelle fois appelé le Congrès à durcir la législation sur les armes à feu.

Le 14 décembre 2012, Adam Lanza avait tué 20 enfants et six adultes dans l'école Sandy Hook à Newtown, mais le Congrès avait refusé de changer la loi sous la pression du lobby des armes.

La candidate démocrate à la Maison-Blanche Hillary Clinton s'est dite «en colère». «Nous devons agir pour arrêter la violence par armes à feu et nous ne pouvons plus attendre», a-t-elle écrit sur Twitter.

Un employé difficile

Selon la direction de WDBJ7, Bryce Williams avait été renvoyé en 2013, après s'être forgé une réputation d'employé avec qui il était difficile de travailler, et de nombreux incidents.

Le directeur général de la chaîne, Jeffrey Marks, a déclaré en ondes, mercredi, que Vester Lee Flanagan de son vrai nom «cherchait à ce que les gens disent des choses qui auraient pu l'offenser». 

Le portail web de l'antenne américaine de RT - réseau de chaînes d'information en continu fondées par le gouvernement russe et basé à Moscou, anciennement connu sous le nom de Russia Today - a mis en ondes une vidéo de résumés des reportages de Bryce Williams diffusée en 2013.

Se mettre en scène pour les réseaux sociaux

Flanagan a ouvert un chapitre inédit dans l'usage des réseaux sociaux, en se mettant seul en scène lors de l'attaque dans des vidéos partagées sur Twitter et Facebook.

Peu après les faits, des images apparemment filmées par l'assaillant ont été publiées sur des comptes Facebook et Twitter au nom de Bryce Williams, le pseudonyme sous lequel le tireur, Vester Lee Flanagan, exerçait comme journaliste.

On y voit la caméra s'approcher de la scène, les deux reporters de la chaîne WDBJ7 en train de faire leur interview sans se rendre compte de rien. Puis une main brandissant une arme apparaît dans le cadre. Le tireur semble ensuite attendre, comme pour être sûr que l'interview est bien diffusée en direct à l'antenne, puis la main tenant l'arme est relevée une seconde fois et pointée vers la journaliste, Alison Parker. On entend des coups de feu et des cris tandis que la caméra tombe ou est abaissée, puis c'est l'écran noir.

Dans une série de tweets publiés juste après l'attaque sur le même compte, @bryce-williams7 a aussi tenté d'expliquer son geste, notamment en invoquant des propos racistes d'Alison Parker. La police annoncera plus tard qu'il s'est suicidé.

Pour Roger Kay, analyste chez Endpoint Technologies Associates, «on dirait que nous tournons une nouvelle page dans l'ère internet».

«Ce n'est pas entièrement nouveau, parce que des organisations comme ISIS (l'organisation État islamique) font depuis un moment des vidéos d'exécutions», reconnaît-il. «Mais c'est la première fois que c'est fait par un indépendant, une personne sans affiliation particulière» à une organisation criminelle ou terroriste.

IMAGE TIRÉE DE FACEBOOK

CAPTURE D'ÉCRAN

Le tireur a fait quelques commentaires sur Twitter visant l'animatrice qui a été tuée. 

Montrer ou ne pas montrer

«C'était un meurtre ciblé pour les réseaux sociaux, un meurtre du 21e siècle prévu pour avoir des témoins», a aussi commenté le journaliste David Folkenflik sur le site de la National Public Radio (NPR).

Il dit lui-même s'être retrouvé spectateur «de manière imprévue», en raison d'une fonctionnalité qui chez beaucoup d'utilisateurs lance la lecture automatique des vidéos intégrés à des tweets, et qui a donc amplifié l'audience des images de la tuerie.

Les comptes Twitter et Facebook du tueur ont rapidement été supprimés parce qu'ils violaient les conditions d'utilisations des deux réseaux. Des copies publiées sur YouTube ont également été retirées et remplacées par un message invoquant les règles du site sur les contenus «choquants et répugnants».

Pour Roger Kay, des acteurs de la taille de Facebook, Twitter ou YouTube «ne peuvent pas laisser quelque chose comme cela rester plus longtemps» sur leur site, même s'ils ont en général une approche «passive», attendant qu'on leur signale les contenus problématiques faute d'avoir les moyens techniques d'empêcher automatiquement leur mise en ligne.

Résultat: «Le public, s'il est sur Facebook ou sur Twitter, sera obligé de voir des vidéos dérangeantes comme cela», et des copies pourront toujours être faites et rediffusées sur des parties plus ou moins obscures de la toile, prévient l'analyste.

En publiant les images de ses propres actes, le tireur de Virginie illustre aussi le côté sombre du journalisme citoyen que les réseaux sociaux comme Twitter et Facebook ont encouragé depuis les révolutions arabes. Des applications comme Meerkat ou Periscope permettant de diffuser des vidéos en direct depuis un smartphone, ont récemment étendu le champ des possibles de ces journalistes citoyens.

«Quand des gens voient la police au Caire faire du mal à des manifestants, on veut ces vidéos citoyennes qui enregistrent les mauvaises actions, obligent à endosser la responsabilité», note Roger Kay. Mais avec l'attaque de mercredi, «ce n'est plus juste enregistrer quelque chose qui est en train de se passer, c'est être un agresseur et créer une sorte de "performance artistique"».

Ce qui pose ensuite aux médias la question de diffuser ou pas les images, filmées par le tueur lui-même ou capturées en direct à l'antenne par la caméra du journaliste assassiné.

«Quelle est la différence entre ce type qui publie ça sur Twitter et Facebook, et Yahoo qui prend les images télévisées et les met sur sa Une? Le même sensationnalisme opère dans les deux cas», note Roger Kay.

IMAGE TIRÉE DE TWITTER

Vester Lee Flanagan dans une photo non datée.