Avec ses 306 m de haut et ses 75 étages, la tour One57 offre une vue imprenable sur Central Park aux millionnaires et milliardaires qui habitent ou visitent un de ses 92 appartements, dont le plus cher a été vendu pour plus de 100 millions de dollars au premier ministre du Qatar.

Pour bon nombre d'amoureux de Central Park, cependant, le gratte-ciel filiforme sis à l'intersection de la 57e Rue et de la 7e Avenue représente le début d'un cauchemar urbain. Vers 16h, à la fin de septembre, il jette sur le joyau vert de New York une ombre qui mesure 1,9 km de long et atteint la 72e Rue. Certains jours ensoleillés d'automne ou d'hiver, il peut même faire plonger la température de 11 degrés Celsius dans la zone qu'il couvre, selon une analyse de la Municipal Art Society.

«C'est UNE tour. Et il y en a 11 autres qui s'en viennent», dit Clayton Smith, l'un des amoureux de Central Park, après avoir cité les données de la Municipal Art Society lors d'un entretien avec La Presse.

«Si nous avons 12 tours de cette hauteur, l'effet cumulatif produira un mur d'ombre qui s'étendra au fil du jour sur la moitié sud de Central Park. Or, cette partie du parc est celle qui est la plus utilisée et la plus peuplée. Compte tenu de la densité du centre de Manhattan, elle constitue un espace ouvert crucial et une ressource publique aussi précieuse à nos yeux que l'eau et l'air. Nous ne pouvons pas accepter sa transformation sans combattre.»

Clayton Smith a tenu ces propos jeudi soir dernier après avoir participé à une première démarche officielle pour empêcher qu'une partie de Central Park ne devienne «Central Dark», pour emprunter une expression inventée par le Daily News. Avec ses collègues du Central Park Sunshine Task Force, il a convaincu les membres du conseil communautaire du centre de Manhattan d'adopter une résolution demandant à la Ville de New York d'imposer un moratoire sur la construction de nouvelles grandes tours d'habitation au sud du parc.

«Le zonage de New York n'a pas été révisé depuis 50 ans», a expliqué Clayton Smith après le vote du conseil communautaire, qui joue un rôle consultatif auprès de l'administration municipale. «Il y a 50 ans, aucune ingénierie ne pouvait laisser présager des tours de cette hauteur.»

De fait, à une époque pas si lointaine, la tour One57 n'aurait pu dépasser 40 étages. Or, les nouvelles technologies permettent de construire des gratte-ciel extrêmement étroits. L'un de ceux qui sont en construction au bord de Central Park culminera à 410 mètres pour une base ne dépassant pas les 18 mètres de largeur. Peu après avoir été terminé, cet immeuble résidentiel de luxe sera supplanté par la tour Nordstrom, qui aura le même nombre d'étages (94) que le One World Trade Center.

Comme le One57 et au moins deux autres supertours d'habitation, la Nordstrom Tower s'élèvera le long de la 57e Rue, qui est désormais surnommée «Billionaires Row», l'allée des milliardaires. L'ombre sur Central Park de ces gratte-ciel et des autres qui suivront semble illustrer à merveille les excès d'une époque où les 1% les plus riches ne cessent d'étendre leur influence et leur pouvoir.

Mais les promoteurs de ces immeubles se défendent d'être de mauvais voisins. En février 2014, lors d'une assemblée publique houleuse, l'un d'eux a notamment insisté sur les retombées économiques de ses chantiers tout en minimisant l'impact de ses tours sur Central Park.

«Ces ombres seront longues et minces», a déclaré Gary Barnett, grand patron d'Extell Development, promoteur à l'origine des tours One57 et Nordstrom. «Et elles ne seront présentes que pendant quelques minutes.»

L'architecte Sean Khorsandi fait partie de ceux que les propos du chef d'Extell n'ont pas rassurés. Militant au sein d'une association de défense du patrimoine urbain, il s'insurge non seulement contre que les ombres que créeront les supertours, mais également contre les appartements hyper luxueux qu'on y trouvera. Selon lui, ceux-ci sont souvent achetés par des milliardaires étrangers qui n'y feront que passer ou encore par des sociétés anonymes qui cachent parfois des personnages douteux ou de l'argent sale.

«Ces appartements ne sont souvent que des coffres-forts», a-t-il déclaré à La Presse au cours d'une entrevue. «Ceux qui y déposent leur argent savent qu'ils pourront toujours le récupérer. New York ne partira pas. Mais il faut revoir son zonage avant que les seuls drapeaux qu'on puisse voir flotter au-dessus de la ville soient des étiquettes de prix.»