Les Ukrainiens n'y croient toujours pas. En moins d'un an, ils ont vu une révolution chasser un président corrompu, la péninsule de Crimée être annexée par la Russie voisine, puis l'est du pays s'enfoncer dans un conflit sanglant qui a déjà fait plus de 5000 morts et 1 million de déplacés. Portrait d'un pays amputé, meurtri et divisé, où les jours meilleurs semblent encore lointains.

La guerre n'est belle sur le visage de personne. Encore moins sur celui lacéré d'éclats d'obus d'Artyom Bobrychev, 4 ans, qui repose dans son petit cercueil bleu en attendant d'être enterré dans un cimetière de Donetsk. L'oraison funèbre du prêtre est constamment interrompue par les tirs d'artillerie à proximité et le passage de camions armés de lance-roquettes Grad.

Deux jours plus tôt, le père d'Artyom, Vladimir, revenait de son quart de nuit quand les bombardements ont commencé sur son quartier de la capitale rebelle. Sa maison a été touchée alors qu'il sortait du minibus. «J'ai extirpé toute ma famille des décombres avec mes mains. Je n'ai pas réussi à le sauver.» Sa femme a dû être amputée d'une jambe. Son autre fils de 7 ans perdra probablement un oeil.

Vladimir a toujours été pour le statu quo, jamais pour la guerre. Il n'appuyait pas les manifestants pro-européens qui ont renversé le président Viktor Ianoukovitch en février. Et il n'a pas soutenu non plus la poignée de rebelles qui, préoccupés par les accents nationalistes du nouveau pouvoir à Kiev, ont occupé en avril les édifices administratifs de la région de Donetsk, à majorité russophone. Quand ceux-ci ont déclaré leur «République populaire de Donetsk» et ont pris les armes pour la défendre, avec l'aide plus ou moins discrète de l'armée russe, il a continué à aller au boulot. «Je ne suis pas un militaire, je suis un travailleur.»

L'usine métallurgique qui l'emploie se trouve en territoire séparatiste, mais est toujours détenue par des intérêts ukrainiens. Il paie ses impôts en Ukraine. «Ça veut dire que j'ai moi-même contribué à financer ceux qui ont tué ma famille.»

Il sort son cellulaire et montre une photo d'Artyom, déguisé en pingouin pour le Nouvel An. «Est-ce qu'il a l'air d'un terroriste? Qui va reconnaître sa responsabilité dans sa mort? Vers qui puis-je me tourner pour que les coupables soient punis?» Vladimir maudit «les salauds» au pouvoir à Kiev. Il est convaincu que l'armée ukrainienne a délibérément visé une zone civile en bombardant son quartier. «Il n'y avait aucune position militaire [rebelle] à moins d'un kilomètre à la ronde!», rage-t-il.

Or, le jour des funérailles d'Artyom, quand La Presse est allée observer ce qu'il restait de la maison des Bobrychev, les mortiers rebelles faisaient feu à quelques centaines de mètres des ruines.

Dans cette guerre qui connaît un regain d'intensité depuis le début janvier - 29 morts par jour en moyenne -, cette pratique est répandue des deux côtés de la ligne de front. Autant les séparatistes que l'armée ukrainienne placent leurs canons et autres installations militaires à proximité ou carrément dans des quartiers résidentiels. Ils n'hésitent pas non plus à riposter aux tirs de l'ennemi en provenance de ces zones, même s'ils savent que des civils pourraient être victimes de leur manque de précision.

C'est ce qui semble aussi être arrivé samedi dernier à Marioupol, ville portuaire sous contrôle ukrainien, cible de tirs de lance-roquettes Grad qui ont fait 30 morts. À proximité de la zone résidentielle touchée se trouvait un barrage de l'armée ukrainienne. Les observateurs de l'Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe (OSCE), qui restent généralement prudents dans leurs conclusions, ont récolté assez de preuves cette fois-ci pour déterminer que les tirs provenaient des territoires rebelles.

Malgré cela, plusieurs victimes refusent les certitudes sur l'identité de l'agresseur. «C'est la guerre qui nous a tirés dessus», dit simplement Sergueï Sergueïev, alité à l'hôpital après avoir été touché à la jambe par des éclats d'obus. «On ne sait plus qui croire», ajoute son cochambreur Maksim Ivanov, aussi blessé. «Tout ce que nous voulons, c'est qu'on arrête de nous attaquer.»

Guerre civile ou par procuration?

Pendant ce temps, plusieurs Ukrainiens en terre rebelle ou en terre loyaliste ont trouvé leurs réponses à l'absurdité de la guerre dans les «vérités» débitées par la propagande de leur camp.

Selon la version ukrainienne, l'armée rebelle est composée en majorité de soldats et généraux russes et il n'y a que peu de combattants avec un passeport ukrainien. La Russie mènerait une guerre par procuration visant à déstabiliser l'Ukraine pour la punir de s'être tournée vers l'Europe après le renversement du gouvernement prorusse précédent.

Côté russo-séparatiste, Vladimir Poutine a estimé cette semaine que l'Ukraine est en situation de «guerre civile». Selon lui, l'armée ukrainienne n'est qu'une «légion de l'OTAN» qui ne sert pas ses propres intérêts, mais plutôt ceux des pays occidentaux voulant contenir l'influence de la Russie.

Alors que les combats s'accentuent, Ukrainiens et séparatistes s'accusent mutuellement d'empêcher les pourparlers de paix. Plusieurs civils ont de leur côté encore du mal à croire que leur pays ait pu tomber si rapidement dans un conflit si long et intense.

Quand il a voté pour l'indépendance de la République populaire de Donetsk lors du référendum organisé par les séparatistes en avril, Andreï voulait surtout envoyer un message au nouveau gouvernement ukrainien. «Je pensais qu'on obtiendrait une fédéralisation du pays, plus d'autonomie. J'imaginais qu'on resterait dans le giron de Kiev, mais qu'ils nous laisseraient vivre selon nos traditions et dans notre langue [russe]», se désole le chômeur de 44 ans, en faisant la file pour recevoir un sac d'aide humanitaire, gracieuseté d'un puissant oligarque de la région.

Dans cette guerre d'artillerie et d'information, chaque bombe, chaque mort creusent un peu plus le fossé entre l'Ukraine et les territoires séparatistes, rendant un retour en arrière de plus en plus improbable.

La révolution inachevée

(Novi Petrivtsi) - Pendant que les combats font rage dans l'est de l'Ukraine, le reste du pays espère que sa deuxième révolution en une décennie lui permettra d'en finir avec un système corrompu jusqu'à la moelle. Mais les espoirs sont prudents.

Le 22 février 2014, Ioulia Kapitsa faisait partie des manifestants de «l'Euromaïdan» qui ont investi la luxueuse demeure du président Viktor Ianoukovitch, alors qu'il était en train de fuir le pays. Depuis, elle n'est jamais repartie.

«Je vais rester ici jusqu'à ce que la propriété soit officiellement transférée à l'État, peu importe le temps que ça prendra», promet l'ancienne employée de banque, devenue guide officieuse de ce qui est maintenant le Musée de la corruption.

Le domaine Mejigorié, situé près du village de Novi Petrivtsi à une trentaine de minutes de Kiev, est une métaphore de l'Ukraine moderne. Dès son arrivée au pouvoir en 2010, Ianoukovitch, qui y habitait déjà, a entrepris l'expansion des lieux. En quatre ans, il a notamment fait aménager un terrain de golf, des volières d'oiseaux rares, un chenil, un enclos à autruches, un garage de voitures anciennes et une résidence principale de trois étages au luxe aussi indécent que kitsch. Pendant ce temps, l'économie ukrainienne stagnait et le mécontentement populaire croissait.

Lors de la prise de Mejigorié par les manifestants, le nouveau gouvernement avait promis de s'occuper du domaine. Mais aujourd'hui, le Musée de la corruption ne fonctionne que grâce à l'enthousiasme révolutionnaire de Ioulia et d'autres bénévoles qui le font visiter aux touristes curieux de constater les excès de l'ancien régime. «Nous devons vendre des billets d'entrée pour payer les factures d'électricité et d'autres services», dit la femme déterminée de 31 ans, qui ne reçoit aucun salaire.

Même si elle a passé plusieurs semaines sur la place centrale de Kiev (Maïdan) pour forcer Ianoukovitch à la démission, Ioulia ne s'attendait pas à des miracles du gouvernement issu de la révolution. «Je savais bien qu'il n'y aurait pas de grande réforme qui nous ferait entrer dans l'Europe en six mois. Je ne suis pas encore déçue du gouvernement, parce qu'il n'a pas fait de grandes erreurs pour l'instant.»

Réformes

Si les attentes ne sont pas aussi élevées qu'après la révolution orange de 2004, la thérapie-choc qui se prépare à Kiev risque de faire beaucoup de mécontents.

L'an dernier, le pays a été sauvé de la faillite par un prêt de 17 milliards de dollars du Fonds monétaire international. Depuis, l'Ukraine est plongée dans une guerre coûteuse. Elle demande un autre 15 milliards au plus vite. Mais les donateurs internationaux - dont le Canada, qui vient d'accorder un deuxième prêt de 200 millions à l'Ukraine - exigent des réformes pour éradiquer la corruption et l'inefficacité héritées de l'ère soviétique.

Les mesures d'austérité budgétaire envisagées risquent toutefois de faire augmenter la grogne populaire. La réforme de la police et du système judiciaire, particulièrement corrompus, pourraient aussi faire perdre au gouvernement l'appui de ceux censés le défendre en cas de nouvelles vagues de manifestations.

Louka Losinski, importateur d'épices de la ville portuaire d'Odessa, résume la situation. «Sous Ianoukovitch, ça allait mal. Mais maintenant, c'est pire. La hryvnia [devise ukrainienne] est tombée par rapport au dollar. Nous sommes en guerre et nous avons perdu la Crimée. Notre seul espoir, c'est que ça n'empire pas encore plus.»

La spirale de la violence

Tout a commencé par des manifestations pacifiques... Puis une suite improbable d'événements a plongé l'Ukraine dans une spirale de violence. En voici cinq, cruciaux.

Novembre 2004

Le prorusse Viktor Ianoukovitch remporte la présidentielle. L'opposition dénonce des fraudes massives. Après un mois de manifestations pacifiques sur la place de l'Indépendance (Maïdan), au centre de Kiev, la «révolution orange» obtient du régime en place une reprise du scrutin. Cette fois, c'est le pro-européen Viktor Iouchtchenko qui est élu. L'est du pays et la Crimée tremblent, craignant que le nouveau chef d'État nationaliste ne brime les droits des russophones, majoritaires dans ces régions du pays. Mais sans plus.

Novembre 2013

Élu lors d'un match-revanche, en 2010, Viktor Ianoukovitch s'apprête à signer un accord de partenariat avec l'Union européenne. Au dernier moment, il fait volte-face et retombe dans les bras du président russe Vladimir Poutine, qui lui promet plusieurs cadeaux (prêt de 15 milliards, baisse du prix du gaz, levée des barrières douanières). Les Ukrainiens pro-européens sont furieux. À nouveau, ils viennent de partout au pays - mais surtout de l'ouest nationaliste - pour occuper Maïdan, à Kiev, réclamant la démission de Ianoukovitch. Après un début pacifique, les manifestants se radicalisent face à la répression policière.

Février 2014

Le 20 février, 75 manifestants sont fauchés par les balles de la police. Viktor Ianoukovitch promet que les coupables seront punis. Une «erreur» qui lui coûtera cher. Les forces spéciales cessent d'assurer sa protection. Isolé, il quitte le pays trois jours plus tard, criant au «coup d'État». 

11 mars 2014

Rejetant le gouvernement intérimaire de Kiev, le parlement de Crimée déclare son indépendance. Dans les jours précédents, des militaires sans insigne - cachant mal leur origine russe - apparaissent aux quatre coins de la péninsule. Désemparés, les soldats ukrainiens fuient pour ainsi dire sans qu'un seul coup de feu ait été tiré. Le 18 mars, deux jours après un référendum contesté, la Crimée est rattachée à la Fédération de Russie.

7 avril 2014

Après avoir investi le siège de l'administration locale de Donetsk, des séparatistes prorusses proclament la République populaire de Donetsk, puis celle voisine de Lougansk, trois semaines plus tard. La Russie nie qu'elle leur fournit un soutien militaire et financier, mais les signes de sa présence sur le terrain sont flagrants. Les forces ukrainiennes lancent une «opération antiterroriste».

Aujourd'hui

En 10 mois de conflit, plus de 5000 civils et militaires ont perdu la vie dans le Donbass. Les différentes trêves et accords de paix signés ont été violés par les deux parties, qui cherchent à conquérir ou à reprendre des villes et des villages à coups de bombardements à l'artillerie lourde.