Un sentiment d'aliénation en partie fondé. Une déstabilisation qui sert les intérêts de Moscou. Voilà les ingrédients explosifs de la crise qui est en train d'embraser l'est de l'Ukraine, constate notre journaliste au retour d'un séjour de deux semaines au Donbass.

Sur le chemin du retour de Lougansk, nous nous arrêtons pour acheter du pain et du saucisson dans un dépanneur au bord de la route.

En attendant notre tour à la caisse, je joue avec la balle de fusil que m'ont donnée en cadeau des militants du camp séparatiste dressé dans un parc de cette ville.

Quand je la montre en riant à notre chauffeur, la vendeuse me fixe avec un regard d'une tristesse si poignante que je me confonds en excuses. Pardon, je sais, il n'y a vraiment pas de quoi rire...

La femme éclate alors en sanglots. Puis, elle raconte.

Le fils d'Elena était soldat dans l'armée ukrainienne, jusqu'à ce qu'un rebelle lui tire une balle dans la tête. Depuis, il est invalide.

Comme toujours en Ukraine, sa douleur se décline aussi en hryvnias - la monnaie nationale. L'État lui verse l'équivalent d'une centaine de dollars par mois pour l'aider à subvenir aux besoins de son garçon. Des miettes. Alors, elle s'esquinte à travailler 16 heures par jour dans ce magasin.

Une fois lancée, Elena ne peut plus s'arrêter. «Je ne comprends pas ce qui s'est passé. On est tous des Slaves. Pourquoi le monde a changé? D'où vient tout ce mal?»

Son étonnement devant un univers qui s'écroule me projette deux décennies plus tôt, quand l'ex-Yougoslavie se disloquait dans le sang. Cette consternation devant l'histoire qui s'emballe, cette haine que personne n'avait vue venir, et qui est exacerbée par les médias, ces épithètes datant de la Seconde Guerre mondiale: tout ça, ça rappelle drôlement les années 90, dans les Balkans.

Ça ne signifie pas que la guerre civile qui s'amorce dans le Donbass, le bassin minier où vit 15% de la population ukrainienne, aura l'intensité des conflits qui ont déchiré la Croatie ou la Bosnie.

Pauvreté endémique

L'analogie tient surtout au caractère artificiel d'un conflit construit sur un sentiment d'aliénation qui, lui, est bien réel.

Car la pauvreté est endémique sur ce territoire de mines qui ferment et congédient à la pelle, pendant que Kiev regarde ailleurs. Même l'ex-président Viktor Ianoukovitch, pourtant un gars du coin, n'a rien fait pour aider sa région. Préférant piller le pays au bénéfice de sa famille.

Les habitants du Donbass se sentent volés, étranglés par les oligarques. Ils se sentent loin de l'Europe, où ils voyagent rarement. Ils tiennent à leurs statues de Lénine et autres symboles soviétiques qui ont disparu dans l'ouest du pays.

Surtout, ils ont le sentiment - pas nécessairement fondé - de donner davantage à Kiev qu'ils ne reçoivent en retour.

Et c'est ce qui explique le soutien dont bénéficient les types en treillis militaire, armés de kalachnikovs et de lance-grenades, qui ont pris le contrôle de plusieurs villes du Donbass.

Vous avez dit prorusses?

Thomas est un Sud-Africain qui enseigne l'anglais à Donetsk depuis quatre ans. Dans le train pour Kiev, jeudi, il m'a raconté avoir vu les tensions s'accentuer au fil des mois. Et pour lui, ce ne sont pas tant des tensions linguistiques, comme un phénomène de classe: plus on est paumé, et plus on s'imagine que la séparation changera miraculeusement notre sort.

Âgé de 21 ans, il y a étudié les langues étrangères à l'Université de Donetsk. Son père est mort, sa mère en a arraché pour l'élever, avec un maigre salaire de coiffeuse.

Il est ouvert sur le monde, il veut voyager. Et il croit en une Ukraine unie. «On ne peut quand même pas changer les frontières d'un pays chaque fois qu'on est en désaccord avec notre gouvernement.»

Mais dans sa famille, il est seul à voir les choses comme ça. Même dans son groupe d'amis, ils ne sont qu'une poignée.

C'est ce qui m'a le plus surprise pendant les deux semaines que je viens de passer dans le Donbass: le soutien dont bénéficient les sécessionnistes. Mais que signifie exactement cet appui?

«Parle à Micha, il est typique», m'a suggéré ma guide, Irina.

Micha est un homme de carrure impressionnante qui nous a parfois servi de chauffeur. Sa mère est originaire d'un village ukrainien brûlé par les nazis. Sa famille est donc venue construire les mines du Donbass. Son père vient d'une famille de propriétaires terriens persécutés par Staline, et qui a été déportée au Donbass.

Micha est-il russe ou ukrainien? Dans la vie quotidienne, il parle surtout russe. Son frère vit à Moscou.

Il préfèrerait vivre dans une Ukraine unie. Mais lorsque le nouveau gouvernement de Kiev a voulu modifier les lois linguistiques au profit de l'ukrainien, ou quand il a été question d'imposer un visa aux visiteurs russes, il a eu un choc. Ces réformes ont été abandonnées, mais le traumatisme est resté.

Comme d'autres, Micha a voté oui au référendum sur l'autodétermination, le 11 mai. Mais c'était surtout une façon de protester contre Kiev.

«Je préfère vivre en Ukraine, mais si je dois faire un choix, je choisis la Russie.»

Ce flou artistique est généralisé. Plusieurs m'ont dit que leur oui référendaire était, en fait, un vote en faveur d'une décentralisation. Ici, on dit: fédéralisme.

En d'autres mots, des gens ont voté pour la sécession en croyant se prononcer pour le fédéralisme. Vu depuis le Québec, c'est un peu surréaliste...

Selon l'estimation d'un journaliste, au Donbass, 20% des gens veulent vraiment divorcer de Kiev, 20%, rester avec l'Ukraine, et les autres flottent entre les deux.

Et c'est le ressentiment face à la capitale qui les a poussés dans les bras de groupuscules armés qui ont décrété l'avènement de deux républiques populaires dirigées, en partie, par des hommes de Moscou.

Facteur de déstabilisation

Mais la Russie veut-elle vraiment absorber le Donbass, territoire qui, avec ses mines désuètes au coût d'extraction exorbitant, constitue davantage un fardeau qu'un actif, selon les analystes?

À quoi cela lui sert-il d'y dépêcher des combattants, dont le fameux bataillon Vostok, comme l'ont confirmé cette semaine les dirigeants rebelles?

Si je résume les propos de quelques observateurs étrangers, en vérité, la Russie ne veut pas s'approprier le Donbass. Mais elle ne veut pas non plus que l'Ukraine dérive vers l'Ouest. Pour toutes sortes de raisons, dont le grand projet de modernisation militaire, qui passe par des usines éparpillées un peu partout sur le territoire ukrainien.

Si l'on suit ce scénario, Moscou soutient de loin cette crypto guerre, versant du carburant sur un terrain fertile, dans l'espoir que l'Ukraine sera suffisamment déstabilisée pour se disqualifier comme candidate à l'Union européenne.

Comme histoire d'amour, on a vu mieux...