On ne voit pas souvent un propriétaire d'usine appeler ses ouvriers à faire la grève. C'est ce qu'a fait cette semaine le milliardaire Rinat Akhmetov, l'homme le plus riche d'Ukraine, en demandant aux 50 000 employés de ses deux aciéries de Marioupol de cesser de travailler, chaque jour, de midi à 15h.

But du débrayage: protester contre l'occupation de plusieurs villes de la région par des hommes armés au nom de la «République populaire de Donetsk», qui a provoqué une explosion de violence sans précédent dans cette ville portuaire d'un demi-million d'habitants.

Quand la sirène de l'usine a retenti, hier midi, une centaine d'ouvriers se sont rassemblés devant l'immeuble administratif de Metinvest. Leurs slogans disaient: «Paix, ordre, désarmement», ou «Paix au Donbass», cette région industrielle qui regroupe les deux provinces sécessionnistes de l'est de l'Ukraine.

«Nous continuons la marche pour la paix», a lancé l'ingénieur en chef de l'usine, Vladislav Klimantchouk. «Nous voulons un ciel pacifique pour nos familles», a renchéri le chef de service Nicolaï Tchernovik.

Journée sombre

Loin des micros, Vladislav, un ouvrier de 40 ans, se rappelait avec horreur la journée du 9 mai, quand la traditionnelle manifestation commémorant la victoire contre l'Allemagne nazie a dérapé dans le sang.

Craignant les provocations, le gouvernement ukrainien avait interdit cette commémoration. Mais à Marioupol, l'ordre a été défié. L'armée est intervenue, et les militants sécessionnistes se sont retranchés dans le quartier général de la police. L'immeuble a brûlé, et de 7 à 10 personnes sont mortes, selon différentes estimations. Dans le chaos, il y a eu du pillage, des vols de banque.

C'est à ce moment que Rinat Akhmetov, l'homme à la tête d'une fortune de 12 milliards, a sauté dans l'arène. Ex-député du parti du président déchu Viktor Ianoukovitch, il avait jusqu'à maintenant gardé le silence sur la crise qui déchire l'Ukraine.

Mais assez, c'est assez. Se posant en médiateur, Akhmetov a conclu une entente entre la police et les dirigeants de la «République populaire de Donetsk» pour rétablir l'ordre à Marioupol. Désormais, des policiers accompagnés d'ouvriers de Metinvest en habit de travail patrouillent dans la ville pour empêcher le pillage.

«Nous ne sommes pas là pour chasser les rebelles, mais pour maintenir l'ordre», dit Nicolaï Tkatchenko, membre de l'une de ces patrouilles.

Mais surtout, Rinat Akhmetov défend l'unité de son pays. Il demande aux rebelles d'abandonner leur projet de sécession et prie le gouvernement de cesser son opération militaire contre les insurgés.

Mais si ces patrouilles ont pu apaiser les tensions et faire disparaître la barricade qui encerclait l'hôtel de ville, ex-quartier général des rebelles, le succès de l'opération reste relatif.

Marche annulée

Lundi, Rinat Akhmetov a annulé à la dernière minute, pour des raisons de sécurité, la marche pour la paix qu'il voulait organiser à Marioupol.

Les militants sécessionnistes ont bien abandonné l'hôtel de ville, laissant derrière eux un édifice ravagé. Mais c'était pour déménager dans un immeuble de l'Université de Marioupol.

Hier, la relationniste de la «République populaire de Donetsk», Lena Filatova, nous a rejoints près de la nouvelle barricade. Même si ses patrons ont accepté de négocier avec Rinat Akhmetov, elle n'avait pas beaucoup de mots tendres à son égard.

«Les gens ne comprennent pas qu'il veut protéger son capital, qu'il a peur de la nationalisation.» Il faut dire que, la veille, le gouvernement de la république autoproclamée avait annoncé... l'étatisation des avoirs d'Akhmetov.

Mais surtout, il n'est pas clair que le roi du Donbass ait gagné la guerre de l'opinion. Car si la majorité des gens croisés hier à Marioupol disaient espérer vivre en paix, les opinions sur les moyens d'y parvenir étaient partagées.

Des couronnes de fleurs sont placées devant l'entrée du quartier général de la police, saccagé par le feu. Les messages qui les accompagnent sont unanimement hostiles au gouvernement.

«Je ne comprends pas comment on peut soutenir des gens qui veulent nous diriger par les armes», s'étonne Vladislav, l'ouvrier de Metinvest. Mais dans la rue, les séparatistes prorusses bénéficient d'un certain soutien. Et les nouveaux dirigeants du pays sont unanimement fustigés.

«Metinvest n'est pas entièrement derrière Akhmetov», assure Olga, venue participer, avec une trentaine de personnes, à une contre-manifestation devant Azoustal, l'autre aciérie de Marioupol.

Pour elle, l'entrée en scène du milliardaire n'est qu'une ruse pour arriver jusqu'à l'élection et permettre un vote qui donnera à l'Ukraine un président légitime. Le pari est loin d'être gagné.

LE ROI DU DONBASS

Fils d'un mineur de charbon de Donetsk, Rinat Akhmetov est parti de rien pour construire un empire de 12 milliards. Ses mines et ses aciéries font travailler 300 000 personnes dans l'est de l'Ukraine. Mais Rinat Akhmetov, c'est aussi l'équipe de soccer Chakhtar Donetsk. Et l'aréna Donbass, qui a accueilli le championnat d'Europe 2012. Dans certains coins du pays, il n'y a pas une famille qui ne dépende pas de ce milliardaire de 47 ans, au 88e rang des personnes les plus riches de la planète, selon le classement Forbes.