Les Frères musulmans avaient appelé à une «journée de la colère». Ce fut une nouvelle journée de violence et de chaos. La journaliste de La Presse a suivi la crise égyptienne depuis une mosquée du Caire transformée en hôpital de fortune, où les blessés affluaient par dizaines. Certains pour y mourir.

«Regardez, c'est ça, mon Égypte!»

Khaled Mohamed Abdel Fattah brandit sa main gauche, partiellement enveloppée dans un bandage improvisé. Son Égypte, c'est ça: un annulaire réduit à un moignon de chair sanguinolente.

Khaled avait répondu à l'appel des Frères musulmans, qui ont tenu, vendredi, une «journée de la colère», protestant contre la répression militaire et la destitution du président Mohamed Morsi, renversé par l'armée le 3 juillet dernier.

C'est devant un poste de police, à proximité de la place Ramsès, que les balles se sont mises à pleuvoir sur les manifestants. Khaled est convaincu que c'est un tireur juché sur le toit de l'immeuble qui a fait exploser son doigt.

«Je ne suis pas un Frère musulman, seulement un musulman», lance l'homme dans la quarantaine, qui gagne sa vie comme chauffeur pour touristes.

«Je ne veux pas que l'armée prenne le contrôle de mon pays», crache encore Khaled en agitant sa main blessée, avant d'être pris par un étourdissement.

Nous sommes dans une mosquée de la place Ramsès, près de la gare du Caire. Dehors, des hélicoptères survolent la foule. On entend de temps en temps le crépitement des coups de feu.

À l'intérieur de la mosquée, transformée en hôpital de fortune, se déroulent des scènes de pure horreur. Des hommes pleurent et se tordent de douleur. L'un est blessé à l'abdomen, un autre à un énorme bandage sur l'oeil, et un autre à la tête couverte de sang. Des secouristes repoussent la foule en amenant sans cesse de nouveaux blessés.

D'autres tentent de ranimer des agonisants en leur prodiguant un massage cardiaque. Un homme meurt sous nos yeux. Un dernier soubresaut, puis plus rien. Il est tout maigre et n'a pas plus de 25 ans.

Partout, des cris, des gémissements et des tissus imbibés de sang. Derrière un paravent, les cadavres s'accumulent. Lors de notre passage, vers 16 h, il y en a déjà 20.

«Qu'est-ce que vous cherchez à savoir? La vérité, elle est devant vos yeux!», lance un médecin, Ahmed Abou Naser. Il est furieux contre la planète entière, parce que la communauté internationale ne dénonce pas avec assez de force les nouveaux dirigeants égyptiens. «Vous voyez ce gars mort, c'est votre faute, à vous et votre gouvernement.»

Un massacre

«C'est un massacre! Et ça ne fait que commencer», s'écrie Allaa Mustafa, une jeune ingénieure qui agit comme porte-parole du parti Liberté et justice - le parti des Frères musulmans auquel appartient Mohamed Morsi, le président déchu.

«Les Égyptiens ne veulent pas d'un État militaire, c'est pour ça qu'ils sont venus manifester. Pour ça et pour protester contre la violence de l'armée.»

Allaa Mustafa reconnaît que le président Morsi était contesté. «Chacun a le droit d'être en colère contre le président, mais la solution doit respecter la légitimité démocratique», plaide-t-elle.

Plusieurs manifestants, rassemblés dès l'heure de la prière à la mosquée de la place Ramsès, avaient le sentiment que le jour du coup d'État militaire, ils s'étaient fait voler leur vote.

Mohamed Morsi a été élu avec une mince majorité, 51,7 % des voix, lors de la présidentielle de juin 2012.

La pharmacienne Lamia Farouk a voté pour lui au deuxième tour. «C'est comme si on venait de mettre mon vote à la poubelle», dénonce-t-elle.

Saad Al Husseini, gouverneur du parti islamiste, congédié depuis le coup militaire, n'hésite pas à reconnaître que Mohamed Morsi a fait des erreurs durant son court règne. Mais il se pose en défenseur de la démocratie. «Au Canada, si votre premier ministre fait une erreur, allez-vous faire un coup d'État?»

Haute tension

Gaz lacrymogènes, coups de feu, poubelles en flammes, la tension était à son comble sur la place Ramsès, où des milliers de partisans pro-Morsi ont défié l'état d'urgence, vendredi. Ceux à qui j'ai parlé se disaient déterminés à aller jusqu'au bout. À se battre jusqu'à ce que Mohamed Morsi soit rétabli dans ses fonctions, et que les responsables du bain de sang des derniers jours soient traduits en justice.

Mais les visages étaient fermés et durs, on est loin de l'exubérance joyeuse des manifestations de la place Tahrir, il y a deux ans. Aujourd'hui, l'atmosphère est à couper au couteau. Et les pro-Morsi sont loin de faire l'unanimité.

Vendredi matin, nous nous sommes rendus à la mosquée Iman, à Nasr City, un quartier périphérique du Caire. Cette mosquée a reçu des dizaines de corps des victimes de la répression de mercredi. Tard jeudi soir, la police est venue disperser les proches des victimes, qui campaient sur le terrain du bâtiment. Puis, des ambulances sont venues chercher les corps.

Devant la mosquée, les propriétaires des kiosques voisins ne s'entendent pas sur le sens à donner aux événements des derniers jours.

«Moi, je ne soutiens personne, je suis en faveur de la tranquillité et de la paix», crie l'un d'entre eux, Hassan Salah. Et pour lui, le gouvernement militaire cherche à pacifier son pays déchiré.

Son voisin, Mohamed Ibrahim, n'en croit rien. «C'est une guerre entre le gouvernement et le peuple, qui se bat à cause de l'injustice et à cause de tous ses morts.»

À un moment, une dispute éclate. Un homme hurle, rouge de colère. Qu'est-ce qu'il veut? Pourquoi est-il si fâché? Partons, m'enjoint mon traducteur. Apparemment, l'homme en colère en a contre moi et contre l'Occident. J'ai mis un peu trop de temps à le comprendre. Quand nous montons dans notre taxi, des hommes nous encerclent en criant. Quelqu'un lance un caillou. Il est vraiment temps de partir...

Deux ans et demi après la chute de Hosni Moubarak, l'Égypte a la rage au coeur. Et les dizaines de morts de vendredi ne peuvent qu'accentuer ses divisions. Et alimenter la colère.