Plus de 65 000 personnes auraient été enlevées en Syrie depuis 2011. Par le gouvernement. C'est ce que soutient Amnistie internationale dans un rapport dévoilé aujourd'hui. Le phénomène des «disparitions forcées» serait devenu à ce point «systématique» qu'il représenterait désormais une manne pour le régime de Bachar al-Assad.

Des militants des droits de la personne, des médecins, des travailleurs humanitaires, des journalistes, de simples manifestants. Ils ont tous en commun de s'être opposés au président syrien Bachar al-Assad. Et d'avoir été enlevés.

Depuis le début de la crise, en 2011, les disparitions forcées surviennent «sur une base quasi quotidienne», en Syrie, affirme Amnistie internationale dans un rapport dévoilé aujourd'hui et que La Presse a pu consulter.

L'organisation rapporte que le Réseau syrien pour les droits de la personne a dressé une liste de 65 116 personnes, dont plus de 58 000 civils, ayant été enlevées par les autorités et souligne que leur nombre pourrait être «encore plus grand, plusieurs Syriens ayant peur d'aborder le sujet publiquement».

Le document de 70 pages est le fruit d'entretiens avec des proches de disparus et des gens qui ont été enlevés, puis libérés, menés dans les pays voisins de la Syrie ainsi qu'en Europe, parce que «comme la plupart des organisations internationales, nous n'avons pas accès à la Syrie», explique la chercheuse et auteure du rapport, Nicolette Boehland, que La Presse a jointe hier au Liban.

Marché noir

Le rapport d'Amnistie internationale affirme que ces «crimes contre l'humanité» ont donné lieu à «un marché noir insidieux» où les familles des disparus sont «impitoyablement exploitées» par des «intermédiaires» ou des «négociateurs» qui leur soutirent parfois des dizaines de milliers de dollars en leur promettant des informations ou carrément de retrouver leur proche.

Nicolette Boehland raconte que les familles sont parfois si désespérées qu'elles vont jusqu'à vendre leur maison, tout en sachant qu'elles risquent d'être flouées par leur interlocuteur. «Elles prennent tout de même le risque.»

Sur la base des témoignages recueillis, Amnistie internationale affirme que ces disparitions forcées représentent «une grande part de l'économie» et rapportent notamment de l'argent au régime de Bachar al-Assad.

Ce serait même «la poule aux oeufs d'or pour le régime», selon un avocat de Damas qui affirme qu'il s'agit d'«une source de financement sur laquelle il s'est mis à compter».

Inaction internationale

Amnistie internationale rappelle que les disparitions forcées constituent à plusieurs égards une violation des règles de droit internationales et que l'inaction des gouvernements étrangers est un «feu vert» pour le régime de Bachar al-Assad.

«La première chose que la communauté internationale peut faire est de presser le Conseil de sécurité [de l'ONU] de soumettre la situation syrienne à la Cour pénale internationale», lance Nicolette Boehland, évoquant aussi «des sanctions ciblées contre les responsables syriens».

«Qu'ils fassent pression pour qu'on ait accès aux centres de détention», ajoute-t-elle.

Le gouvernement n'a pas le monopole des enlèvements en Syrie et Amnistie internationale prévoit d'ailleurs publier dans les prochains mois un autre rapport, cette fois sur les agissements similaires des groupes armés non étatiques, dont l'ampleur n'est toutefois «pas comparable», précise Nicolette Boehland.

Stagnation

Pendant ce temps, sur le terrain, l'armée syrienne a repris hier le contrôle, avec l'appui de frappes aériennes russes, d'une route importante reliant Alep au centre du pays, qui était tombée aux mains du groupe armé État islamique (EI) le mois dernier.

Il est cependant trop tôt pour conclure que l'entrée en scène de l'aviation russe, il y a un peu plus d'un mois, permet au régime de Bachar al-Assad de reprendre du terrain, affirme le professeur Thomas Juneau, de l'Université d'Ottawa, rappelant qu'il y a par le passé toujours eu des «échanges de terrains» entre les belligérants.«Ce qui semble émerger comme tendance, c'est que les frappes permettent à Assad de consolider ses acquis, mais de faire relativement peu de gains», précise-t-il, estimant qu'il faudra de trois à six mois pour mieux mesurer l'impact de la participation russe dans le conflit.

En attendant, la situation stagne. L'ONU s'est dite hier prête à accueillir dès maintenant des discussions de paix entre le gouvernement syrien et l'opposition, mais Thomas Juneau estime qu'«on est encore très loin de ça».