Des hôtels de luxe, des banques, des stations-service, des entreprises de télécommunications, une compagnie aérienne internationale: le tentaculaire empire financier du régime de Moammar Kadhafi couvre toute l'Afrique. Si Tripoli a financé le premier satellite de communications panafricain et la seule radio panafricaine du continent, on sait peu de choses de nombre de ses investissements, aussi discrets qu'étendus.

Si plusieurs pays ont annoncé avoir gelé des avoirs du régime de Tripoli, dans le cadre des sanctions décidées par les Nations unies, beaucoup pensent que des centaines de millions de dollars pourraient passer entre les mailles du filet et se volatiliser dans le chaos de la révolution libyenne.

«Il y en a pour des milliards et des milliards, qui sait combien?», résume Abdelkader Albagrmi, le gouverneur adjoint de la Banque centrale de Benghazi, fief de l'insurrection.

Malgré le conflit en Libye et en dépit des sanctions internationales, le Niger a confirmé le mois dernier un accord avec LAP Green Network d'un montant de 66 millions $ US pour une part de 51 pour cent dans une licence de 10 ans des compagnies publiques de télécommunications et téléphonie mobile. LAP (Libyan African Investment Portfolio) fait partie des compagnies frappées par les sanctions onusiennes.

À lui seul, un complexe d'immeubles d'appartement de luxe au Caire a englouti des milliards d'avoirs libyens, selon l'ancien ministre Mahmoud Badi, qui s'occupait notamment du contrôle financier et administratif des investissements étrangers.

«On peut estimer que le total des investissements étrangers a dépassé 150 ou 170 milliards $ si ce n'est plus», dit-il. Il souligne qu'il n'était en charge de la surveillance des dépenses et investissements du gouvernement que de 1994 et 1997, mais dit avoir gardé ensuite contact avec ses successeurs et suivi ces investissements exponentiels.

Mais leur trace se perd souvent dans le nombre incalculable de compagnies créées qui, en outre, changent souvent de nom, selon Mahmoud Badi. Et d'énumérer une longue liste d'entreprises: Libyan Investment Co., Libyan African Investment Co., Libyan Investment Corp., Libyan Oil Investment Co. Dans le secteur bancaire, il cite Libyan Investment Bank, Libyan African Bank, Arab Bank Corp., Arab Foreign Bank, British-Arab Commercial Bank, Arab Bank for Investment and Foreign Trade, en partenariat avec les gouvernements algérien et émirati, ou encore la Sahara Bank, détenue conjointement par le groupe français BNP Paribas, son «partenaire stratégique».

«En plus, et ce n'est pas un secret, il y a beaucoup de comptes (bancaires) et sous énormément de noms», précise Mahmoud Badi. «C'est très facile, avec Internet, de transférer de l'argent d'un compte à un autre, d'un nom à l'autre». Certains fonds pourraient se révéler impossible à récupérer.

Pour lui, l'argent gelé par les États-Unis et les pays européens, plus de 60 milliards de dollars, est entre de «bonnes mains». Mais il se montre sceptique pour le reste.

Avec la crise, au moins trois pays africains -le Rwanda, la Zambie et l'Ouganda- se sont empressés de prendre le contrôle de leurs plus grosses compagnies de télécommunications, possédées conjointement avec la Libye. Kigali a accusé les Libyens de ne pas avoir remplis des engagements contractuels de longue date, Lusaka a préféré geler les parts libyennes jusqu'à la fin du conflit en Libye.

En Ouganda, les compagnies libyennes, d'un poids de 375 millions $ comprennent des laboratoires pharmaceutiques et des usines agro-alimentaires, et emploient plus de 3000 personnes. Certains employés se disent très inquiets pour leur avenir, malgré les garanties du gouvernement. En Gambie, plusieurs centaines d'employés d'hôtel ont été licenciés après que le gouvernement eut gelé les parts libyennes dans deux hôtels.

Un employé qui a décroché au numéro londonien placé sur le site internet d'Afriqiyah Airways a répondu que la compagnie n'opérait plus. Moammar Kadhafi l'avait lancée avec l'ambition affichée de faciliter les déplacements sur le continent africain et améliorer notamment les liaisons inter-africaines.

Également dans les limbes, l'avenir de la seule radio diffusée dans toute l'Afrique, Africa No1, qui émet depuis Libreville (Gabon) depuis les années 1970 et touche quelque 20 000 millions d'auditeurs dans nombre de pays. Son opérateur satellitaire a coupé l'émission le mois dernier disant qu'elle lui devait quelque 300 000 euros. La Libye possède 52 pour cent de la radio.

La guerre civile en Libye a également fait planer le doute sur un projet de construction d'un oléoduc reliant l'Ouganda au Kenya, auquel la Libye participait à hauteur de 51 pour cent et les gouvernements kenyan et ougandais de 49%.

«Les Libyens sont très implantés au Kenya», constate Gitobu Imanyara, un député de l'opposition d'un pays parsemé de stations-service LibyaOil.

En Afrique du Sud, le gouvernement dit être encore en train de dresser la liste des avoirs libyens, qui comprennent des parts dans le prestigieux Michelangelo Hotel de Sandton. Le président du groupe Legacy, Bart Dorrestein, dit avoir gelé les versements de dividendes du Michelangelo aux Libyens, sans dire leur montant.

Le portrait géant de Kadhafi a été retiré du hall de l'hôtel l'Amitié de Bamako au Mali où séjournent les chefs d'État. Pour autant, les affaires continuent comme si de rien n'était pour les autres investissements libyens dans le pays, des stations-service à la prospection pétrolière, le bail controversé de terres agricoles dans le delta du Niger et de nombreuses écoles et mosquées. Une immense mosquée a notamment été construite avec des fonds libyens, juste à côté de l'ambassade américaine à Bamako. Au ministère malien des Affaires étrangères, on précise d'ailleurs qu'il n'y a pas de projet de gels des avoirs libyens.

En Centrafrique, Moammar Kadhafi a été remercié par le président Ange-Félix Patassé (1993-2003) d'avoir envoyé des troupes pour le soutenir face aux tentatives de coups d'Etat, notamment celle du général François Bozizé. En échange, Tripoli a obtenu une licence de 99 ans pour explorer tous les gisements, dont ceux d'or et de diamant. Mais nul ne sait ce qui est advenu réellement de ces droits depuis le putsch de Bozizé en 2003.

À Benghazi, M. Albagrmi dit avoir eu connaissance d'investissements dans trois hôtels de luxe au Caire et dans la station balnéaire de Charm el-Cheikh par des Egyptiens «amis de la Révolution»... Le CNT entend contacter les autorités égyptiennes pour veiller à ce qu'aucune somme provenant de ces hôtels n'arrive dans les poches de Kadhafi et son clan.