La justice de Turquie a interdit mercredi la diffusion sur internet d'une caricature du prophète Mahomet publiée par le journal satirique français Charlie Hebdo qui suscite la colère des pays musulmans, bravée par un seul journal d'opposition turc.

Quelques heures après la sortie dans les kiosques de l'hebdomadaire dont la rédaction a été décimée le 7 janvier par un attentat djihadiste, un tribunal de Diyarbakir a ordonné le blocage en Turquie de toutes les pages web qui reproduisent sa «Une», jugée outrageante dans le monde islamique.

Sur ce dessin de Luz, un Mahomet la larme à l'oeil tient une pancarte «Je suis Charlie», le slogan des millions des manifestants qui ont défilé en France et à l'étranger pour condamner les attaques djihadistes qui ont fait 17 morts en trois jours à Paris.

«La liberté d'expression n'autorise personne à dire tout ce qu'il veut», a argumenté le tribunal turc, «les mots, écrits, dessins et publications qui dénigrent les valeurs religieuses et le prophète constituent une insulte pour les croyants».

Comme lors des précédentes publications de caricatures du prophète, autorités politiques et religieuses du monde musulman ont sévèrement dénoncé la nouvelle «provocation» de Charlie Hebdo, arguant que l'islam interdit de représenter le prophète.

L'Union mondiale des oulémas musulmans a estimé qu'il n'était «ni raisonnable, ni logique, ni sage» de publier de nouveaux dessins «offensant le prophète ou attaquant l'islam». «C'est un acte extrêmement stupide», a renchéri la radio du groupe État islamique (EI), qui contrôle de larges pans de territoire en Irak et en Syrie.

Le mufti de Jérusalem, plus haute autorité religieuse dans les Territoires palestiniens, a lui dénoncé une «insulte».

Quant au Sénégal, dont 90% de la population est musulmane, il a purement et simplement interdit la diffusion de Charlie Hebdo et celle du quotidien français Libération qui reproduit en première page la «une» du journal satirique.

Environ 1500 personnes ont manifesté contre Charlie Hebdo aux Philippines et ils étaient plusieurs centaines dans les rues de Nouakchott, en Mauritanie, pour protester contre l'hebdomadaire français.

Adversaire déterminé du régime islamo-conservateur du président turc Recep Tayyip Erdogan, Cumhuriyet a été le seul quotidien d'un pays musulman à oser publier dans son édition papier de mercredi la caricature polémique.

Sa direction a longtemps hésité avant de défier l'interdit. Le journal devait initialement publier l'intégralité du nouveau numéro mais s'est finalement contenté, après un vif débat interne, d'un encart de quatre pages.

Provocation 

«Dans ces pages, il n'y a pas de contenus susceptibles d'offenser quelque croyance que ce soit», a souligné à l'AFP le rédacteur en chef du quotidien, Utku Cakirözer. «Nous avons agi de manière très précautionneuse, par exemple en ne publiant pas la couverture de Charlie Hebdo» en «Une» du journal, a-t-il ajouté.

L'éditorialiste du quotidien, Hikmet Cetinkaya, a accompagné la caricature de quelques mots: «le terrorisme est un crime contre l'Humanité, quelle que soit son origine. C'est pour cela qu'il (le prophète) tient dans sa main une pancarte "Je suis Charlie"».

Créé en 1924 par un proche du fondateur de la Turquie moderne et laïque, Mustafa Kemal Atatürk, Cumhuriyet («La République» en turc) a fait l'objet ces dernières années de nombreux procès et a été la cible d'attentats qui ont coûté la vie à plusieurs de ses journalistes. D'autres ont été emprisonnés.

La police turque a fait une descente dans la nuit à l'imprimerie du journal à Istanbul pour examiner son contenu avant de donner son feu vert à sa distribution.

Mercredi soir, une cinquantaine de militants pro-islam ont manifesté devant le siège du quotidien à Istanbul, sous haute protection policière. «Cumhuriyet paiera» ou «Ici c'est la Turquie, pas la France», ont-ils crié, avant de brûler des exemplaires du titre. Les forces de l'ordre ont interpellé cinq d'entre eux, selon les médias.

S'ils ont unanimement condamné les attentats commis à Paris, les dirigeants turcs ont en même temps dénoncé la montée de l'islamophobie, notamment en Europe.

Le vice-Premier ministre Yalcin Akdogan a ainsi dénoncé mercredi sur Twitter une nouvelle «provocation» de «ceux qui méprisent les valeurs sacrées des musulmans en publiant des dessins représentant soit-disant notre prophète».

En guise de soutien à Charlie Hebdo, les trois principaux journaux satiriques turcs ont publié cette semaine la même couverture noire barrée du slogan «Je suis Charlie».

Quelques sites internet turcs ont eux aussi publié la caricature du prophète. Ils étaient toujours accessibles en fin d'après-midi malgré la décision du tribunal de Diyarbakir.

Les critiques turcs du journal français ont riposté en inondant les réseaux sociaux de messages siglés UlkemdeCharlieHebdoDagitilamaz («Charlie Hebdo ne doit pas être distribué dans mon pays» en turc).