Le Soudan du Sud, où les combats entre factions rivales de l'armée semblent se propager, risque de sombrer dans la guerre civile, avertissent les analystes, deux ans à peine après son indépendance.

Les combats - déclenchés selon les autorités par une tentative de coup d'État de l'ex-vice-président Riek Machar, rival politique du chef de l'État Salva Kiir - ont fait plus de 500 morts entre dimanche soir et tard mardi à Juba et menacent désormais de s'étendre au reste du pays, déjà en proie à de vives tensions ethniques.

Une base de l'ONU attaquée

De jeunes membres de l'ethnie Lou Nuer se sont introduits de force sur une base des Nations unies dans l'État de Jonglei au Soudan du Sud, a annoncé jeudi l'ONU, qui craint que cette attaque n'ait fait des victimes.

L'attaque s'est produite à Akobo où des civils s'étaient réfugiés dans la base de l'ONU, a précisé le porte-parole adjoint de l'ONU Farhan Haq. «Il y a eu des combats» et l'ONU «craint des morts, mais ne peut pas confirmer qui, ni combien» pour le moment, a-t-il ajouté.

Ces affrontements ont mis en lumière les profondes rivalités politiques et parfois ethniques au sein du régime, trouvant racine dans les décennies de rébellion sudiste contre Khartoum (1983-2005) qui ont débouché en juillet 2011 sur l'indépendance du pays.

«C'est sans doute le plus grave événement à caractère politique depuis 2005», date de la signature de l'accord de paix avec Khartoum, qui a mis fin à la guerre civile et accordé dans un premier temps l'autonomie au Sud, estime le centre de réflexion Sudd Institute basé à Juba.

Pour l'International Crisis Group (ICG), «le scénario que beaucoup redoutaient, mais n'osaient pas envisager, apparaît terriblement possible : le Soudan du Sud, plus jeune État du monde est probablement au bord de la guerre civile».

«La violence s'est propagée hors de la capitale, notamment dans des zones déjà en proie à des tensions ethniques, principalement l'État de Jonglei, sur lequel le gouvernement pourrait avoir perdu le contrôle», écrit ICG jeudi.

L'armée sud-soudanaise a indiqué jeudi que Bor, la capitale du vaste État du Jonglei (est), qui fourmille de groupes armés, était tombée aux mains de troupes fidèles à Riek Machar.

Bor reste dans la mémoire sud-soudanaise comme un symbole sanglant dans la rivalité Kiir-Machar. En 1991, les troupes - majoritairement d'ethnie Nuer - de Riek Machar, qui venaient de faire défection de l'Armée populaire de libération du Soudan (SPLA), la rébellion sudiste historique, y avaient massacré quelque 2000 civils Dinkas, l'ethnie de Salva Kiir.

D'autres analystes veulent rester prudents, mais admettent que l'issue du conflit peut sembler lointaine.

«Les retombées politiques des évènements de cette semaine sont incertaines, bien qu'il soit probable que la confrontation entre le président et ses opposants se prolonge», a expliqué Ahmed Soliman, du centre de recherches britannique Chatham House.

Tous estiment crucial d'asseoir les belligérants à la table des négociations aussi vite que possible, afin d'endiguer la propagation des violences.

«Le gouvernement et tous les dirigeants politiques des deux côtés de la ligne de fracture politique devraient urgemment chercher à dialoguer afin de mettre un terme à toute poursuite de l'escalade du conflit», souligne le Sudd Institute.

Il suggère aussi que «les dirigeants politiques et de la société civile rencontrent les communautés les plus touchées par les combats et discutent de la façon de permettre à ce pays de surmonter ces événements regrettables».

«Des acteurs étrangers pourraient être nécessaires» pour favoriser une réconciliation, a estimé Ahmed Soliman, alors qu'une médiation est-africaine - comprenant des ministres et diplomates des Kenya, Ouganda et Éthiopie voisins et mandatée par l'Union africaine (UA) - devait rejoindre Juba jeudi.

ICG a appelé de son côté Londres, Oslo et les États-Unis - membres de la troïka ayant favorisé l'accord de paix de 2005 - à soutenir les démarches de paix. La Chine, principal importateur de pétrole sud-soudanais, pourrait aussi jouer un rôle.

Le défi s'annonce à la hauteur de la menace, dans un pays où pullulent armes et anciens combattants en déshérence, hérités des décennies de guerre civile, et où de hauts dirigeants sont accusés d'avoir détourné à leur profit personnel des millions de dollars de recettes pétrolières.

Et les ressentiments hérités de la guerre civile continuent d'entretenir les fractures, le long de lignes ethniques, au sein de la SPLA, désormais armée nationale sud-soudanaise.

«Trop a été investi au Soudan du Sud depuis son indépendance en juillet 2011 pour que cela échoue si tôt, avec un tel potentiel de terribles violences», estime ICG.

Mais «même si un arrêt de la violence peut-être conclu et un dialogue politique établi, les blessures rouvertes au sein de la SPLA seront difficiles à guérir. Si les combats continuent, le fossé va s'élargir et engloutir le pays tout entier dans une nouvelle guerre», avertit-il.

Tueries ethniques

Les forces qui s'affrontent au Soudan du Sud se livrent à des exécutions sur des bases ethniques, a rapporté jeudi Human Rights Watch (HRW).

«Des soldats à Juba ont demandé l'ethnie d'individus avant de les tuer ou de les relâcher, les identifiant parfois à partir de leurs scarifications sur le visage», a affirmé, dans un communiqué, HRW s'appuyant sur des témoignages.

De nombreux Sud-Soudanais portent des scarifications traditionnelles, propres à chaque communauté, sur le visage ou le corps.

«Des soldats gouvernementaux (...) et la police ont interrogé des habitants à propos de leur identité ethnique et délibérement abattu les Nuer», l'ethnie de M. Machar, selon HRW qui cite des témoins et des victimes.

Certaines informations «indiquent que des Dinka (l'ethnie du président Kiir) ont pu être visés par des soldats Nuer à Juba et dans la localité de Bor», tombée mercredi, selon l'armée, aux mains de troupes fidèles à M. Machar, poursuit HRW.

Les autorités sud-soudanaises répètent à l'envi que les affrontements sont politiques et non ethniques, mais HRW fait état de multiples cas de civils assassinés sur la seule base de leur appartenance tribale.

Le directeur de HRW pour l'Afrique, Daniel Bekele, s'est dit «très inquiet que les attaques fondées sur l'ethnie par toutes les parties ne débouchent sur des représailles et sur plus de violence».

Une habitante de Juba a indiqué à HRW avoir vu des hommes armés, tant Dinka que Nuer, «passant de maison en maison, apparemment à la recherche de membres de l'autre ethnie».

Un homme a raconté avoir vu des soldats tuer sept Nuer se cachant dans une habitation du quartier de Gudele dans l'ouest de la capitale.

Des civils ont également été tués dans des tirs croisés et des habitants ont rapporté deux cas de victimes écrasées par des tanks qui avaient pénétré dans leurs maisons.

Appel à renverser le chef de l'État Kiir

L'ancien vice-président du Soudan du Sud, Riek Machar, a appelé jeudi l'armée à renverser le chef de l'État Salva Kiir, assurant sur Radio France Internationale ne vouloir discuter que «des conditions du départ» de son rival.

«J'appelle le SPLM (Mouvement populaire de libération du Soudan, parti politique au pouvoir) et sa branche armée le SPLA (Armée populaire de libération du Soudan, forces armées du pays) à renverser Salva Kiir de son poste à la tête du pays», a déclaré Riek Machar sur RFI.

«S'il veut négocier les conditions de son départ du pouvoir, nous sommes d'accord. Mais il doit partir, car il ne peut plus maintenir l'unité de notre peuple, surtout quand il fait tuer les gens comme des mouches et qu'il essaye d'allumer une guerre ethnique», a-t-il poursuivi, répondant ainsi à l'offre de négociation faite mercredi par Salva Kiir.

«Nous voulons qu'il parte, c'est tout. Il a échoué à maintenir l'unité du peuple sud-soudanais, acquise après une longue et difficile lutte», a insisté Riek Machar, écarté en juillet de sa vice-présidence par Salva Kiir.

«Je n'aurai pas besoin de combattre Salva Kiir, ce sont ses propres forces qu'il a irritées par son comportement qui le renverseront», a-t-il prédit.