Voilà 15 minutes que nous essayons d'expliquer, sans traducteur, à un groupe de cinq enfants du camp de Dar El Salem, au nord du Darfour, comment fonctionne un appareil photo. Il faut rembobiner, cadrer et « clic ». Les images se cachent dans la petite boîte ; le laboratoire les libérera ! Disons que notre arabe est limité... Nous avons distribué, tout au long des tournages dans les différents camps de déplacés du Darfour, une cinquantaine d'appareils photo jetables aux enfants qui ont accepté de se prêter au jeu. C'est ainsi que Mohamed, Halima et Abdulgasim se sont transformés en photographes et ont croqué pour nous des morceaux de leur univers singulier.

Mohamed 17 ans

ex-enfant soldat


On saisit tout de suite que Mohamed est un charmeur. S'il vivait au Québec, il serait probablement leader de sa classe. Il est beau, fier et séduit avec son humour et la façon désarmante qu'il a de dire les choses comme elles sont, sans détour. Mohamed s'adresse à nous avec assurance et transparence, comme s'il racontait le récit de son enfance pour la 25e fois. Difficile de croire que l'adolescent de 17 ans qui se trouve devant nous a passé les cinq dernières années à tenir une kalachnikov entre ses mains.

«Avant, j'étais fort, mais maintenant c'est moi qui suis le faible», dit-il. Mohamed a quitté les rangs du groupe rebelle il y a à peine trois mois. Il ne fréquente plus les miliciens qui étaient devenus sa «famille» par défaut. Il ne prend plus les drogues qu'il avait l'habitude de consommer.

En 2003, à l'âge de 12 ans, Mohamed a vu son destin basculer l'après-midi où un avion Antonov a bombardé le marché de son village. Il se souvient de l'affolement qui régnait à ce moment précis, des gens qui couraient dans toutes les directions pour retrouver les membres de leur famille. «J'ai cherché ma soeur et ma mère puis, quand j'ai compris que je ne les retrouverais pas, j'ai trouvé refuge auprès des miliciens.»

Au Darfour, des milliers d'enfants sont dans la même situation. Les groupes rebelles recrutent les jeunes dès l'âge de 11 ans.

Mohamed est assis sur son lit de fer blanc. Des affiches de films de Bollywood et d'une équipe de soccer allemande tapissent le mur. Nous sommes entassés sur le lit de son cousin, avec qui il partage la chambre depuis quelques mois, dans la petite maison de sa grand-mère. Il doit faire 50 degrés.

Il raconte que la colère l'a poussé à faire des choses qu'il préférerait oublier. «J'ai tué des gens. Tout ça ne s'effacera jamais. Je dois apprendre à vivre avec mon passé.»

Au fil des ans, Mohamed a senti que les motivations des dirigeants du groupe rebelle changeaient. Pour certains d'entre eux, dit-il, la mission de justice s'est peu à peu transformée en opération économique.

Une nouvelle vie

Un jour, il apprend que sa mère est vivante, qu'elle se trouve au Tchad, dans l'un des nombreux camps de réfugiés qui bordent la frontière du pays.

À l'annonce de cette nouvelle, Mohamed déserte les rangs du groupe rebelle. Il est intégré au DDR (désarmement, démobilisation et réhabilitation), un programme de réinsertion des enfants soldats mis sur pied par l'UNICEF et Save the Children, de concert avec les groupes rebelles et le gouvernement de Khartoum.

Grâce au DDR, il entame une formation dans un collège de mécanique automobile. Mohamed explique avec fierté qu'au terme de la formation de neuf mois, il pourra, avec un peu de chance, se trouver un emploi et entamer ce qu'il appelle « sa nouvelle vie ».

Le prénom et les lieux ont été changés pour la protection de l'enfant.Abdulgasim, 14 ans

Camp de Kalma, sud du Darfour

Ils sont tous là, assis par terre, une dizaine d'hommes d'un côté, des femmes et d'enfants de l'autre, à attendre, immobiles, que le soleil brûle moins fort sans doute.

Aujourd'hui c'est vendredi, jour de prière pour les musulmans au Soudan. Le vendredi, presque tout s'arrête. Inutile d'attendre le bus, il ne viendra pas. Pour ne pas gêner la tradition, même les avions de l'ONU ne volent pas.

Abdulgasim nous fait signe d'entrer. Nous saluons les gens assis devant nous. Encore une fois, la barrière de la langue nous contraint à quelques sourires maladroits.

Le garçon de 12 ans s'adresse à nous comme si nous étions les enfants et lui, un professeur d'histoire. Il nous montre méthodiquement des dessins qu'il a faits à son arrivée au camp de Kalma, il y a quatre ans. Des hommes à cheval, des fusils et des enfants brûlés dans des maisons. Ces dessins sont ses pièces à conviction, sa mémoire vivante.

La voix d'Abdulgasim chevrote lorsqu'il nous parle de son meilleur ami, qui a été tué trois ans auparavant par un milicien du gouvernement. «Les adultes devraient comprendre que les enfants n'y sont pour rien et nous laisser tranquilles. Je suis triste parce qu'il était mon meilleur ami et que nous faisions toutes sortes de choses ensemble. (...) Tu serais triste toi aussi, si quelqu'un venait pour tuer ton meilleur ami et ta famille ?»

Abdulgasim est capitaine de son équipe de volleyball. La première fois que nous l'avons rencontré, il pratiquait dans la grande cour du Child Friendly Space (CFS). Les CFS sont des centres pour enfants, tenus par des ONG locales et mis sur pied par l'UNICEF. On en trouve un peu partout dans les camps du Darfour, mais malheureusement en nombre insuffisant pour les milliers d'enfants.

Il est étonnant de voir ces 12 petits garçons arborant fièrement des uniformes de volley rayés vert et blanc. Les seules personnes en uniforme qui se déplacent dans les camps sont des militaires. Cela donne l'allure d'un semblant d'organisation à l'endroit.

L'équipe s'en donne à coeur joie. Et son public aussi ! Une centaine d'enfants les encouragent en criant haut et fort lorsqu'un coup est échappé ou réussi.

Halima, 13 ans

Camp Otash, sud du Darfour


La petite voix résonne sur les parois de la case faite de quatre murs de paille et d'un toit de fichus. C'est la première fois qu'Halima chante depuis les attaques, il y a quatre ans. Quand son village a été brûlé, elle s'est enfuie. Elle a couru de toutes ses forces et s'est cachée. Elle s'est si bien cachée que sa famille ne l'a jamais retrouvée.

Nombre d'enfants comme Halima se perdent en prenant la fuite lors d'attaques. Des mesures sont prises pour réunifier les familles, mais dans une province dont le territoire est presque aussi vaste que la France, l'opération est ambitieuse.

Pendant une année, la petite fille de 9 ans a marché des kilomètres et des kilomètres. Elle a habité quelques mois chez un homme. Halima est évasive quand on lui en parle. Nous préférons ne pas approfondir la question.

Son oncle raconte que lorsqu'on l'a retrouvée, Halima ne disait plus un mot. Elle ne parlait pas aux autres enfants et insistait pour dormir à l'écart des membres de sa famille.

L'adolescente de 13 ans parle de sa vie au camp. Elle insiste sur son désir d'y rester. « Pour toujours. » Depuis le début de notre rencontre, sa grande soeur est assise par terre et guette la scène du coin de l'oeil, derrière un voile vert émeraude.

Nous avons cette impression d'avoir ouvert une porte sur un précipice de souvenirs gardés bien à l'abri au fond de cette petite fille toute cassée de l'intérieur. Ici, chaque enfant a son lot d'histoires et de souffrances à porter. Halima, en silence, vit le deuil de sa vie d'avant.

Quand je lui remets l'appareil photo, elle le tient entre ses petites mains. Contrairement aux autres enfants, elle ne l'utilise pas spontanément. Elle semble vouloir dire : «Ça fait plusieurs jours que vous utilisez vos appareils à mes côtés, je saurai bien m'en servir...» Elle range soigneusement l'appareil, comme si elle tenait à découvrir l'objet dans l'intimité.