La peine du blogueur Raif Badawi par l'Arabie saoudite a provoqué l'indignation d'un bout à l'autre de la planète. Mais beaucoup d'autres militants pacifiques sont enfermés, battus, ou disparaissent dans des colonies pénales pour avoir critiqué l'autorité de régimes répressifs - dont plusieurs brassent des affaires avec le Canada. La Presse vous en présente six.

Manifester contre l'interdiction de... manifester

Ahmed Maher

Égypte

Classement démocratique: 135/167*

Quand Hosni Moubarak a été chassé du pouvoir, début 2011, Ahmed Maher a pu pousser un soupir de soulagement: le régime qui l'avait réprimé, emprisonné, tabassé tombait enfin. Mais ce jeune leader de la révolte, très actif sur les réseaux sociaux pour mobiliser les foules, est de nouveau en prison.

Lorsque l'armée a repris le pouvoir, en 2013, et lancé une vague de répression sanglante contre les opposants, tant islamistes que laïques libéraux, Ahmed Maher s'est une fois de plus indigné.

Arrêté lors d'une manifestation de protestation contre une nouvelle loi interdisant tout rassemblement n'ayant pas préalablement été autorisé par le gouvernement, il a été condamné à trois ans de prison, un jugement confirmé en cour d'appel il y a 10 jours.

Amnistie internationale considère que les dispositions de cette loi sont «liberticides» parce qu'elles restreignent «drastiquement et arbitrairement le droit de rassemblement en Égypte».

L'un des comparses d'Ahmed Maher, Ahmed Douma, a également été reconnu coupable, mercredi dernier, d'incitation à la violence, de participation à une émeute et d'avoir attaqué les forces de l'ordre. Pourtant, il aurait plutôt tenté de calmer les manifestants, affirme Amnistie internationale.

Il a été condamné à la prison à vie par le même juge qui avait emprisonné des journalistes d'Al Jazeera, dont le Canadien Mohamed Fhamy, et condamné à mort 183 partisans du président déchu Mohamed Morsi, accusés d'avoir tué des policiers après que les forces de l'ordre eurent elles-mêmes tué 700 manifestants, au Caire, en août 2013.

Dans son rapport annuel dévoilé fin janvier, l'organisation Human Rights Watch s'inquiétait de la «forte dégradation de la situation des droits de la personne» en Égypte, accusant les nouveaux dirigeants d'avoir «systématiquement effacé les progrès fragiles» accomplis depuis la révolte de 2011.

- Jean-Thomas Léveillé 

La militante qui parlait trop

Leyla Yunus

Azerbaïdjan

Classement démocratique: 140/167*

Leyla Yunus est la plus célèbre des rares voix qui s'élèvent contre le régime autoritaire au pouvoir depuis plus de 20 ans en Azerbaïdjan. La présidente de l'Institut pour la paix et la démocratie a d'ailleurs été faite Chevalier de la Légion d'honneur française, en 2013.

Même le président François Hollande l'a rencontrée lors d'un passage à Bakou, la capitale, en mai 2014. Ce geste hautement symbolique ne l'a cependant pas protégée contre la vague d'arrestations d'opposants lancée par le régime deux mois plus tard.

Des hommes en civil ont arrêté sa voiture et l'ont emmenée vers une destination qui est restée inconnue durant des heures. En se rendant au bureau du procureur général pour s'enquérir de la situation, son mari, l'historien Arif Yunus, a été écroué lui aussi.

Tous les deux sont accusés de haute trahison, d'espionnage à la solde de l'Arménie (voisin et ennemi de longue date de l'Azerbaïdjan) ainsi que d'évasion fiscale relativement à une bourse reçue par l'organisme que dirige Leyla Yunus.

Ces accusations sont «risibles», estime Rachel Denber, de Human Rights Watch, qui connaît Leyla Yunus depuis près de 25 ans. «Elle n'a même pas été interrogée depuis qu'elle est en prison», s'insurge-t-elle.

Leyla Yunus milite pour la démocratie depuis la fin des années 80, quand l'Azerbaïdjan faisait partie de l'Union soviétique, se souvient Rachel Denber. Ses préoccupations sont vastes: corruption, torture, violence contre les femmes, prisonniers politiques, expropriations forcées, etc.

Derrière les barreaux, la mère de famille de 59 ans aurait été agressée par une codétenue sans que les gardiens interviennent. «Elle est très malade», ajoute Rachel Denber, évoquant un diabète grave et une importante perte de poids. «Nous sommes extrêmement inquiets [...] et nous croyons évidemment qu'elle ne devrait pas être en prison.»

- Jean-Thomas Léveillé

Photo tirée de Twitter

Un Nobel à l'ombre

Liu Xiaobo

Chine

Classement démocratique: 143/167*

Sans doute le prisonnier politique le plus célèbre du monde, le militant chinois des droits de l'homme Liu Xiaobo a été condamné en 2009 à 11 ans de pénitencier, au terme d'un procès qui a duré deux heures. Il a reçu sa peine le jour de Noël, un choix délibéré visant à faire taire la nouvelle en Occident, selon ses défenseurs.

L'artiste et dissident chinois Ai Weiwei, qui était dans la salle d'audience au moment du verdict, a déclaré sur Twitter: «Bien que cette sentence vise Liu Xiaobo lui-même, c'est une claque au visage de tous les Chinois.»

Fondateur d'une campagne visant à promouvoir des réformes constitutionnelles en Chine, M. Liu a été reconnu coupable d'inciter à la «subversion du pouvoir de l'État».

«Les dernières nouvelles que nous avons de Liu Xiaobo, qui datent de décembre, nous indiquent qu'il ne va pas trop mal», explique en entrevue Mi Ling Tsui, porte-parole du groupe new-yorkais Human Rights in China.

En 2011, Liu Xiaobo a reçu un coup de pouce quand il a été fait lauréat du prix Nobel de la paix. Parmi ceux qui l'appuient, certains espéraient alors qu'il deviendrait intenable pour Pékin de le laisser en prison. Les espoirs furent de courte durée. M. Liu est toujours enfermé, vraisemblablement jusqu'en 2020.

La situation des droits de l'homme s'est empirée depuis, dit Mi Ling Tsui. «Avant, les autorités arrêtaient les gens lorsqu'ils manifestaient dans la rue. Depuis l'an dernier, ils arrêtent les gens qui n'ont rien fait, mais qu'ils soupçonnent d'être sympathiques à ces idées. Le message des autorités est: "Personne n'est à l'abri." »

La Chine a mis en détention plus de 900 militants des droits de la personne, dont des enfants, en 2014, une hausse de 72% par rapport à 2013, selon le groupe Chinese Human Rights Defenders.

- Nicolas Bérubé

Photo Archives Reuters

En prison pour un Tweet

Nabil Rajab

Bahreïn

Classement démocratique: 147/167*

Invité l'an dernier à dire qui, selon lui, était le «prochain Nelson Mandela», le directeur de Human Rights Watch, Kenneth Roth, a cité le nom de deux personnes: Nabil Rajab, de Bahreïn, et Liu Xiaobo, de Chine.

Nabil Rajab, 50 ans, est l'un des principaux militants des droits de la personne au Moyen-Orient. Président du Centre bahreïnien des droits de l'homme, Rajab a été condamné le mois dernier à six mois d'emprisonnement pour avoir diffusé un tweet que les autorités ont jugé «insultant».

Dans ce tweet, il accusait les services de sécurité bahreïniens de servir d'incubateurs aux djihadistes partant se battre pour le groupe État islamique. Une accusation corroborée par plusieurs observateurs internationaux.

Le gouvernement de Bahreïn, une monarchie autoritaire sunnite qui dirige un pays majoritairement chiite, tente de faire taire Rajab depuis des années. Le militant a été battu par les forces de sécurité lors d'une manifestation pacifique en 2005. Dans la foulée des manifestations du Printemps arabe, en 2011, il a été arrêté et a purgé une peine de deux ans de prison pour «incitation à la rébellion».

Nabil Rajab se montre très critique à l'égard des pays occidentaux qui brassent des affaires à Bahreïn. «Les gouvernements occidentaux qui font affaire avec notre gouvernement ont le sang de nos enfants sur leurs mains», a-t-il dit le mois dernier. En 2012-2013, le Canada a vendu près de 3,5 millions en équipement militaire au gouvernement de Bahreïn.

Husain Abdulla, directeur et fondateur du groupe Americans for Democracy&Human Rights in Bahrain, à Washington, explique que le gouvernement de Bahreïn capitule souvent devant les critiques sur les droits de la personne formulées par des gouvernements et des organismes étrangers.

«Or, depuis que Bahreïn fait partie de la coalition pour combattre le groupe État islamique et occupe une position logistique cruciale dans cette lutte, le gouvernement bahreïnien sent qu'il a le champ libre pour commettre n'importe quelles violations envers sa propre population», dit-il en entrevue.

- Nicolas Bérubé

Photo tirée de Twitter

Silence radio

Bob Rugurika

Burundi

Classement démocratique : 129/167*

L'affaire du meurtre sordide de trois religieuses italiennes, en septembre au Burundi, vient de prendre une tournure tout à fait inattendue. Le directeur d'une radio qui a diffusé les propos d'un témoin faisant le récit des événements - et incriminant un proche du président burundais - a été écroué. Et accusé, entre autres, de complicité de meurtre.

Bob Rugurika a été arrêté le 20 janvier, trois semaines après que la station indépendante qu'il dirige, la Radio publique africaine, eut commencé à diffuser les aveux d'un homme qui disait avoir participé au triple homicide sur ordre de l'ancien chef des services secrets, aujourd'hui haut dirigeant du parti présidentiel.

Cette version des faits détonne radicalement de celle de la police, qui croit plutôt que le responsable est un déséquilibré qu'elle avait arrêté peu après l'assassinat des trois soeurs.

Bob Rugurika, 36 ans, est maintenant accusé de complicité d'assassinat, de manquement à la solidarité publique, de violation du secret d'instruction et de recel de malfaiteurs.

«Nous sommes totalement scandalisés parce qu'il est en prison pour avoir fait un travail qu'aurait dû faire la police depuis longtemps», s'exclame le président de l'Observatoire de la presse burundaise, Innocent Muhozi, joint par La Presse.

Il qualifie de « fantaisiste » l'accusation de complicité d'assassinat. «On lui demande de dire où se trouve la personne [qui a témoigné à la radio]. Il ne peut pas savoir. [...] Chaque fois qu'on fait une interview, on ne garde pas la personne dans une boîte!»

Mercredi, le tribunal de grande instance de Bujumbura, la capitale, a ordonné le maintien en détention préventive de Bob Rugurika, une décision décrite par Human Rights Watch comme une «tentative flagrante de réduire les médias au silence, alors que le Burundi va entrer dans une période de fortes tensions à l'approche des élections».

- Jean-Thomas Léveillé

Photo tirée de Twitter

Evgueni Vitichko

Russie

Classement démocratique: 125/167*

Il y a un an s'ouvraient les Jeux olympiques de Sotchi, en Russie. Aujourd'hui, le monde a tourné la page sur ces jeux, entachés depuis par l'invasion de l'est de l'Ukraine par les forces spéciales russes.

Evgeni Vitichko, lui, est toujours en prison.

«Vitichko est vraiment un héros, explique en entrevue Paul Goble, spécialiste de l'Eurasie et ancien officiel au département d'État américain. C'est un être qui prend des risques énormes pour défendre des principes auxquels il croit.»

Membre de l'Organisation environnementale du Caucase du Nord, M. Vitichko, ingénieur et géologue de formation, a été arrêté avant les jeux et condamné à trois ans d'emprisonnement dans une colonie pénitentiaire pour une série d'accusations de vandalisme jugées non crédibles par Amnistie internationale, qui le considère comme un «prisonnier de conscience».

«Je suis innocent, et les accusations contre moi ont été complètement fabriquées», a-t-il dit durant son procès.

Avant son arrestation, Vitichko faisait campagne pour dénoncer les violations des lois environnementales russes par les entreprises chargées de la construction du village olympique de Sotchi, et l'appropriation de terres publiques par des politiciens, qui y faisaient construire des villas.

Son collègue Suren Gazaryan, un zoologiste, a laissé sa famille et a fui la Russie. Il habite désormais en Allemagne. «Nous avions documenté la construction d'imposants palais construits illégalement pour des leaders comme Poutine et Medvedev, a-t-il dit dans une entrevue, l'an dernier. Notre avocat nous a dit que nous risquions d'être envoyés dans les colonies pénitentiaires. J'ai quitté le pays, mais Vitichko est resté. Il est aujourd'hui en prison.»

À 48 milliards de dollars, les Jeux de Sotchi ont été les plus chers de l'histoire, et une poignée d'hommes d'affaires proche du Kremlin ont empoché les contrats les plus lucratifs. En novembre, après des démarches intentées par les autorités russes, un tribunal a ordonné la liquidation de l'Organisation environnementale du Caucase du Nord.

- Nicolas Bérubé

Photo Archives AFP