Il y a eu Bobino, La Ribouldingue et Fanfreluche, mais aussi Passe-Partout, qui a profondément marqué une génération. La télé jeunesse est enracinée dans la culture québécoise. Or, ce créneau est menacé par les coupes budgétaires qui frappent les médias et la montée de géants comme Netflix. Portrait d'un secteur en mutation.

L'époque où une émission jeunesse comme Passe-Partout pouvait marquer aussi profondément une génération d'enfants est révolue, croient les experts du milieu de la télé consultés par La Presse.

« La génération Passe-Partout est née à un moment où il n'y avait rien d'autre pour eux à la télévision. Le contexte a changé et ça n'arrivera plus », affirme sans détour Cécile Bellemare, ex-directrice à Radio-Canada et à Télé-Québec, qui a notamment été l'instigatrice de séries comme Cornemuse, Macaroni tout garni, Ramdam et Banzaï.

Il reste que la télé jeunesse québécoise a encore un impact sur les jeunes, fait valoir François Tremblay, qui interprète depuis 20 ans le personnage d'Arthur L'aventurier. Le problème, selon lui, est le manque d'intérêt de la société pour ses enfants.

« À l'époque, il y avait une volonté politique d'investir dans quelque chose qui changerait la vie d'une génération de jeunes. On dirait que ce désir s'est en partie [estompé]. »

Ce manque d'intérêt pour les enfants est également visible ailleurs, affirme François Tremblay. « Quand j'essaie de me faire inviter à Tout le monde en parle pour parler de mes spectacles, on me répond qu'on ne couvre pas ces sujets-là. On dirait que les artistes jeunesse, qui sont pourtant la première source de contact des jeunes avec la culture québécoise, sont relégués au second rang. On est peut-être moins glamour et "sexy" », déplore-t-il.

La «tempête parfaite»

Daniel Coutu, qui anime les émissions Code Max et Science ou magie à ICI Radio-Canada Télé, croit que la télé jeunesse perd de la vitesse, ce qui nuit à sa capacité d'influencer une génération.

« Est-ce que tout ce que nous avons bâti est en train de disparaître ? Je ne le souhaite pas, mais je suis inquiet », estime-t-il.

En 2010, une étude du Groupe de recherche sur les jeunes et les médias de l'Université de Montréal évaluait que la proportion des émissions jeunesse canadiennes diffusées à la télévision était passée de 50 % dans les années 90 à seulement 36 % deux décennies plus tard. La tendance observée au Québec seulement est similaire, indique le chercheur André H. Caron à La Presse.

Dans ce contexte, Daniel Coutu entrevoit une « tempête parfaite » poindre à l'horizon. Avec l'augmentation des contenus jeunesse provenant de l'étranger (diffusés entre autres sur Netflix) et de récentes modifications aux crédits d'impôt - où l'on ne distingue plus les producteurs jeunesse de ceux qui produisent des émissions pour adultes -, l'avenir est incertain, estime-t-il.

« Pour qu'une série ait un impact, ça prend une masse critique de téléspectateurs. Pour obtenir cette masse critique, ça prend du contenu intéressant. Mais pour avoir du contenu intéressant, ça prend les moyens financiers de le développer. »

Or, l'insuffisance de moyens ouvre la voie aux géants du web, comme Netflix et YouTube, pour produire du contenu jeunesse, ce qui comporte des dangers, prévient-il.

« Les jeunes Québécois francophones sont attachés à des idoles et à des modèles. Ils vivent dans un star-system. Si on les laisse migrer vers des produits américains, on perd une grande richesse », déplore le jeune magicien.

La sociologue des médias Monique Caron-Bouchard, affiliée au Centre de recherche sur la communication et la santé de l'UQAM, partage cette analyse. Selon elle, les productions jeunesse québécoises jouent un rôle important dans la socialisation des enfants.

« Ces émissions véhiculent nos valeurs, notre humour, notre langue et l'identification à un mode de vie. [En consommant de la culture d'ailleurs], on se retrouve à perdre toute cette richesse. »

« Dans le cas de mon personnage, Arthur L'aventurier, on filme dans les forêts du Québec. On parle de nos animaux, de nos insectes, de notre flore et de notre faune. Diego, lui, il parle des éléphants. C'est intéressant, mais ce n'est pas nécessairement notre culture », déplore à son tour François Tremblay.

La mode est au «coviewing»

Zoomba Létourneau, qui a une vaste expérience des émissions jeunesse - elle a contribué à l'écriture de séries cultes comme Télé-Pirate et Watatatow -, croit que l'abondance de l'offre et le succès d'émissions comme Dans une galaxie près de chez vous, Les Parent ou Les pêcheurs ont mené les diffuseurs à favoriser une nouvelle tendance : le « coviewing », c'est-à-dire les productions qui rassemblent toute la famille sur le sofa.

« Avec ces formats, les enfants et les parents se parlent [et on peut faire de la publicité]. De nos jours, on a [moins] de budgets pour faire des émissions [exclusivement] destinées aux jeunes », dit-elle.

D'ailleurs, Zoomba Létourneau, Daniel Coutu et François Tremblay joignent leurs voix à celles qui ont demandé, jeudi dans La Presse+, que l'on envisage de permettre au Québec la publicité destinée aux enfants pour revitaliser ce secteur.

Signe que les façons de parler aux jeunes changent, la chaîne spécialisée VRAK, autrefois destinée aux 9 à 14 ans, a annoncé cet automne qu'elle ciblait désormais les « becomers ». Ce terme désigne les adolescents qui arrivent au cégep et qui commencent leur vie adulte. Ce changement, qui a nécessité une modification de la licence de la chaîne auprès du CRTC, a inquiété certains professionnels du milieu jeunesse que nous avons rencontrés.

« En visant les becomers, nous nous assurons de grandir avec eux et de continuer à les intéresser. Tant mieux si cela ouvre de nouvelles opportunités commerciales, mais nous souhaitons avant tout conserver notre base d'abonnement », a expliqué Bell, propriétaire de la chaîne.

Le Groupe TVA (notamment propriétaire de la chaîne spécialisée Yoopa) et Télé-Québec (dont la programmation fait une place importante aux émissions jeunesse) ont refusé de répondre à nos questions sur l'état de la télé jeunesse.

Du côté de Radio-Canada, la direction des communications a répondu par courriel que la société d'État, « en vertu de son mandat, de ses conditions de licence et de l'importance qu'elle accorde au jeune public, se fait un point d'honneur de fournir une offre substantielle d'émissions jeunesse sur ICI Radio-Canada Télé, en plus de jouer un rôle actif pour appuyer la production québécoise et canadienne dans ce secteur. Pour toutes ces raisons et tenant compte de son financement public, Radio-Canada considère qu'il est de son devoir d'assumer le coût de ses activités dans ce secteur, quelle que soit la réglementation en vigueur ».