Alors que les piétons montréalais doivent perfectionner leurs habiletés d'équilibristes depuis le début de l'hiver, une poursuite intentée contre la Ville de Montréal rappelle que tomber sur un trottoir glacé peut causer des blessures importantes et coûter cher aux municipalités.

Une femme de Rivière-des-Prairies réclame près d'un demi-million à la Ville, qu'elle tient responsable de sa mauvaise fracture à une cheville, subie en janvier 2018 en raison d'une chute sur une plaque de glace devant chez elle.

Nadya Mirarchi a eu trois os fracturés dans la jambe et dans le pied, qui ont nécessité deux opérations et l'installation de deux plaques, de deux tiges de métal et de neuf vis. La mère de deux enfants a subi une hémorragie, a fait une infection, a dû faire installer un lit d'hôpital chez elle, puisqu'elle devait garder la jambe surélevée en tout temps, a porté un plâtre pendant six mois et a fait de la physiothérapie pendant neuf mois.

La somme demandée couvre les dépenses liées à sa blessure, la perte de salaire de son conjoint, qui a dû s'absenter du travail pour l'accompagner à ses rendez-vous médicaux, et les séquelles permanentes qu'elle conserve, pour un total de 447 000 $.

Plusieurs voisins se sont plaints du mauvais entretien des trottoirs dans les deux jours ayant précédé l'accident de Mme Mirarchi, indique la poursuite, ce qui prouverait que la Ville a manqué à ses obligations. La chute de la piétonne aurait même été captée par la caméra de surveillance d'un voisin, indique le document.

« On comprend que toutes les artères de la ville ne peuvent pas toujours être praticables en tout temps, que certaines conditions sont imprévisibles », explique en entrevue l'avocate de Mme Mirarchi, Me Emmanuelle Epstein.

« Mais dans ce cas-ci, il y a eu négligence parce que la Ville n'avait pas étendu de sel à cet endroit malgré plusieurs plaintes. »

- Me Emmanuelle Epstein, avocate de Nadya Mirarchi

Deux jours après l'accident, alors qu'elle était rentrée chez elle, Nadya Mirarchi a dû appeler une ambulance parce qu'elle faisait une hémorragie. Le secteur n'avait toujours pas été déglacé, indique la poursuite.

« Quand les ambulanciers sont arrivés, ils ont dû épandre du sel sur le trottoir et dans la rue pour amener Mme Mirarchi à l'ambulance avec l'aide de son mari et de voisins », peut-on lire dans la requête.

À la fin de janvier 2018, les dirigeants municipaux avaient admis, dans leurs déclarations aux médias, avoir trop tardé pour décréter une opération de déneigement parce qu'ils misaient sur un futur redoux pour faire fondre la neige et la glace des rues et trottoirs.

Rares indemnisations

Des municipalités ont déjà été condamnées à indemniser des citoyens tombés sur la glace, parce que les tribunaux ont conclu qu'elles avaient été négligentes. Mais les réclamations des piétons sont le plus souvent rejetées, selon un survol des jugements rendus au cours des dernières années.

Pour expliquer leur refus, plusieurs jugements citent la jurisprudence et la Loi sur les cités et villes, qui soulignent que les municipalités ont des « obligations de moyens et non de résultat », et qu'elles ne sont « pas tenues à un standard de perfection ». « On ne peut exiger que [la Ville] protège chaque pouce et chaque pied de ses trottoirs à chaque instant », souligne un jugement de 1965, qui fait maintenant jurisprudence.

En démontrant qu'elle a un plan d'entretien adéquat et qu'il est respecté, une municipalité peut généralement prouver qu'elle a fait son travail et n'est pas responsable des plaques de glace récalcitrantes.

Le Bureau des réclamations de la Ville de Montréal accepte donc de verser un dédommagement dans une minorité de cas : en 2017, par exemple, sept plaignants ont été indemnisés sur une centaine de demandes.

Entre 2011 et 2018, la métropole a reçu au moins 48 réclamations, totalisant 2,3 millions, pour des chutes sur des trottoirs causées par la glace ou par leur mauvais état. La Ville a accepté de verser au total 406 000 $ dans des règlements à l'amiable, selon des documents obtenus en vertu de la Loi sur l'accès à l'information l'automne dernier.

Réclamation record

La réclamation de Nadya Mirarchi dépasse donc à elle seule le total payé par la Ville pour les sept dernières années.

Selon le rapport d'un orthopédiste, cité dans la poursuite, Mme Mirarchi garde d'importantes « limitations fonctionnelles » : elle ne peut marcher plus de 20 minutes, ne peut rester debout plus de 15 minutes, peut difficilement descendre les escaliers et s'agenouiller, a du mal à porter des chaussures et éprouve encore de la douleur, ce qui l'oblige à prendre des médicaments.

Le spécialiste estime qu'elle a perdu 50 % de la mobilité de l'articulation qui relie sa jambe à son pied, tout en notant que sa situation pourrait s'améliorer grâce à de futures interventions.

La plus grosse part de la réclamation de Mme Mirarchi est liée à cette « incapacité permanente partielle » : elle devrait lui valoir un dédommagement de 375 000 $, selon la poursuite.

Le reste de la demande concerne les équipements médicaux et les déplacements (6400 $), la perte de salaire de son conjoint (15 400 $) et les souffrances et la perte de qualité de vie (50 000 $).

- Avec la collaboration de Pierre-André Normandin, La Presse

DES CITOYENS DÉDOMMAGÉS

Gertrude Forstinger

En mai 2015, Gertrude Forstinger a obtenu l'une des indemnisations les plus importantes pour une chute sur la glace : la dame de LaSalle a empoché 130 000 $ (plus intérêts) pour une fracture à un poignet survenue trois ans plus tôt. Les sommes reçues par les victimes qui obtiennent gain de cause devant les tribunaux sont généralement plus modestes, comme le montrent les exemples qui suivent.

Maude Vermette Saint-Cyr

Maude Vermette Saint-Cyr, tombée sur un trottoir gelé du secteur Pointe-Saint-Charles en janvier 2016, a reçu 28 000 $ à la suite d'un jugement rendu le 19 novembre dernier. Cette enseignante réclamait au départ un dédommagement de 85 000 $ pour une fracture à une cheville qui l'a immobilisée pendant quatre mois. La victime, blessée en se rendant à l'école, avait une part de responsabilité dans son accident, selon le juge Louis Gouin, de la Cour supérieure. En l'absence d'abrasifs, « une certaine vigilance et la prudence sont de mise », écrit-il. Mais le responsable du déneigement pour la Ville de Montréal était aussi fautif, parce que le secteur ne se trouvait pas parmi les priorités des équipes d'entretien. « Une personne "raisonnablement prudente et diligente" se serait assurée que cet endroit du trottoir, à proximité d'une école et donc achalandé en semaine, soit suffisamment sécuritaire. Tel ne fut pas le cas », déplore le magistrat.

Sophie Montminy

En tombant sur le trottoir devant chez elle, rue Lajeunesse, Sophie Montminy s'est fracturé le tibia et le péroné à trois endroits, une blessure qui a exigé deux opérations et un arrêt de travail de trois mois. La Ville de Montréal a été condamnée à lui verser 12 800 $, le 8 janvier dernier, parce que les rapports d'entretien démontraient qu'il n'y avait eu aucun épandage de sable à l'endroit de l'accident au cours des quatre jours précédents, malgré la pluie et la chute de température. « La Ville n'a pas pris toutes les mesures raisonnables pour entretenir ses trottoirs en ne procédant pas à un épandage d'abrasifs, bien qu'il est alors manifeste que les trottoirs sont glacés et qu'il est dangereux d'y circuler », souligne le juge Stéphane Davignon, de la Cour des petites créances.

Maria Talarico

Maria Talarico s'est violemment heurté la tête en dérapant sur une plaque de glace recouvrant un trottoir de LaSalle, le 12 janvier 2016. La dame de 76 ans a subi une hémorragie intracrânienne, qui lui cause encore aujourd'hui des maux de tête, des étourdissements et des problèmes de mobilité. La Ville de Montréal a été négligente parce que ses employés n'ont pas vérifié l'état des trottoirs dans le secteur où Mme Talarico est tombée. Aucun abrasif n'avait été épandu depuis cinq jours, malgré des averses et de fortes rafales, souligne le juge Daniel Dortélus, de la Cour des petites créances, en accordant 7500 $ à la citoyenne.

Photo Olivier PontBriand, archives La Presse

Nadya Mirarchi (photographiée en mars 2018) a dû faire installer un lit d'hôpital chez elle à la suite de sa chute, puisqu'elle devait garder la jambe surélevée en tout temps.