Ils sont absents des guides touristiques. La plupart des touristes étrangers ignorent même leur existence. Ces témoins muets de l’histoire taïwanaise valent pourtant le détour.

Les anciens villages militaires étaient autrefois habités par les soldats de l’armée nationaliste venus se réfugier dans l’île à l’issue de la guerre civile chinoise, en 1949. De nos jours, peu d’entre eux ont résisté à l’embourgeoisement, mais ceux qui restent accueillent à bras ouverts les visiteurs. Un incontournable pour mieux comprendre le Taiwan d’aujourd’hui.

Visite guidée

L’instant d’une photo, on a l’impression de revenir 50 ans en arrière. Vêtue de son élégant qipao (vêtement féminin chinois), Zhang Jin-Tsun pose volontiers devant ce qui était autrefois sa maison, située dans l’ancien village militaire de Sanchong, en banlieue de Taipei, la capitale. Elle y a passé la majeure partie de sa vie, après avoir épousé le fils d’un officier militaire. Maintenant âgée de 67 ans, elle y est désormais guide touristique. Nostalgique, elle pointe les arbres devenus grands et feuillus. « Ceux-là, on les a plantés nous-mêmes. »

PHOTO MYRIAM BOULIANNE, COLLABORATION SPÉCIALE

La guide touristique Zhang Jin-Tsun a passé la majeure partie de sa vie dans le village militaire de Sanchong.

Construit en 1954, ce village militaire destiné à l’armée de l’air abritait 59 familles, soit environ 700 habitants. Mme Zhang nous fait visiter la dizaine de maisons ouvertes aux visiteurs, toutes reconstruites. Certaines recréent l’ambiance de l’époque grâce aux dons d’objets personnels d’anciens habitants : trophées militaires, uniformes, portraits de famille.

  • La place principale du village militaire de Sanchong, le premier destiné à l’armée de l’air à Taiwan

    PHOTO MYRIAM BOULIANNE, COLLABORATION SPÉCIALE

    La place principale du village militaire de Sanchong, le premier destiné à l’armée de l’air à Taiwan

  • Construit en 1954, ce village militaire destiné à l’armée de l’air abritait 59 familles, soit environ 700 habitants.

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    Construit en 1954, ce village militaire destiné à l’armée de l’air abritait 59 familles, soit environ 700 habitants.

  • Dans le village de Sanchong, une dizaine de maisons sont accessibles aux visiteurs. Certaines recréent l’ambiance d’autrefois grâce aux dons d’objets personnels d’anciens habitants.

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    Dans le village de Sanchong, une dizaine de maisons sont accessibles aux visiteurs. Certaines recréent l’ambiance d’autrefois grâce aux dons d’objets personnels d’anciens habitants.

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Mais pour la guide, ses plus précieux souvenirs se trouvent dans la cuisine communautaire du village, dorénavant entièrement reconstituée avec des objets du passé.

Les femmes qui habitaient ici venaient de différentes provinces de Chine. J’ai appris à cuisiner tellement de plats différents. Il y avait un véritable mélange des cultures.

Zhang Jin-Tsun, guide touristique

En 1949, à l’issue de la guerre civile chinoise, les forces communistes de Mao Zedong défont l’armée nationaliste de Chiang Kai-shek. Entre 1948 et 1955, c’est plus de 1 million de militaires (et leurs familles) du Kuomintang qui se réfugient dans l’île de Taiwan.

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Entrée principale du village militaire de Sanchong, situé en banlieue de Taipei, la capitale

Au début, ils étaient temporairement installés dans des écoles, des temples ou des entrepôts. Mais face au nombre croissant de réfugiés, un système de gestion est devenu indispensable et les villages militaires ont commencé à prendre forme.

Les bâtiments étaient d’abord construits de matériaux simples — clôtures de bambou, maisons installées sur des structures de bois, murs de boue et de paille —, car l’exode n’était pas censé durer. L’objectif du Kuomintang, à l’époque, était de reconquérir la Chine continentale au plus vite.

Entre 800 et 900 villages ont été construits dans l’île, mais aujourd’hui, il n’en resterait que 44, selon le ministère de la Défense nationale.

Survivre à la modernisation

En plein cœur du quartier d’affaires de Taipei, le contraste est saisissant. En arrière-plan, la Tour 101, l’un des plus grands gratte-ciel au monde, symbole du miracle économique de Taiwan, s’élève du haut de ses 500 mètres. En avant-plan, on aperçoit les vestiges d’un village militaire : maisons d’un à deux niveaux, murs délabrés, toits recouverts de feutre d’asphalte et de tuiles.

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Le Four Four South Village est notamment prisé par de jeunes mariés venus se prendre en photo.

Le village, que l’on surnomme Four Four South Village, en référence au 44e commandement de la logistique, a été établi à la fin des années 1940. De nos jours, il est principalement pris d’assaut par des visiteurs taïwanais, mais également originaires d’autres pays à proximité. Des cafés huppés et studios d’artistes s’y sont aussi installés. Sa préservation a été obtenue à l’arraché grâce à la détermination de citoyens et de vétérans au début des années 2000.

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Au Four Four South Village, les locaux sont désormais occupés par des cafés et des studios d’artistes.

Car la totalité des villages militaires a bien failli disparaître lorsque le gouvernement a adopté en 1996 une loi qui prévoyait leur démolition pour les remplacer par des gratte-ciel. Mais la grogne s’est vite fait sentir.

Le cas le plus célèbre de cette résistance demeure le Rainbow Village* à Taichung, troisième ville en importance, située à 150 km au sud de Taipei. Alors que les maisons du village étaient dans un état d’abandon, tous les habitants ont été relocalisés, à l’exception d’un vieil homme, Huang Yung-fu.

Pour éviter qu’elles disparaissent sous le pic des démolisseurs, celui qu’on surnomme « Grandpa Rainbow » a commencé à peindre des dessins sur les murs des 11 maisons restantes (il y en avait 1200 à l’origine). Le site, qui se targue aujourd’hui d’accueillir près de 2 millions de visiteurs annuellement, est devenu une attraction incontournable pour les touristes.

Face aux mouvements de contestation pour sauvegarder les villages restants, le gouvernement a révisé la loi en 2007. Puis, en 2017, il s’est engagé à préserver 13 villages, dont celui de Sanchong.

Pour Mme Zhang, qui y habitait, les souvenirs sont toujours vifs, même si cela fait plus de 15 ans que les habitants ont été relocalisés par les autorités. Un peu forcés, admet-elle. « Personne ne voulait partir », lâche, émue, celle qui habite désormais dans une tour d’habitation en compagnie des familles déracinées de neuf autres villages.

La guide touristique se donne aujourd’hui comme mission de préserver la mémoire collective de son village. « Certaines personnes de la troisième génération ne connaissent même pas son existence, se désole-t-elle. C’est donc mon devoir de faire partager notre histoire et ce que nous y avons vécu. »

* En raison de travaux de rénovation, le Rainbow Village est actuellement fermé au public. Selon le Bureau des affaires culturelles de Taichung, il rouvrira ses portes au début juin.

Consultez le site du Bureau des affaires culturelles de Taiwan (en anglais)