La crise économique sans précédent qui secoue le Liban a fait naître un phénomène surréaliste : des déposants qui braquent leur propre banque pour pouvoir mettre la main sur leur argent. Pendant ce temps, la jeunesse libanaise s’attaque aux problèmes... par l’humour, a constaté sur place notre collaborateur.

Épidémie de hold-up

Beyrouth — Depuis le mois de septembre dernier, une vague de braquages secoue le Liban. Face aux restrictions imposées par les banques, des déposants ont choisi de se faire justice eux-mêmes.

Depuis son petit appartement situé sur le toit d’un immeuble d’Ouzai, un quartier populaire et informel au sud de Beyrouth, Bassam Cheikh a une vue imprenable sur la mer et sur l’une des pistes d’atterrissage de l’aéroport de la capitale. Toutes les 30 minutes environ, un avion se pose sur le tarmac dans un vacarme assourdissant.

PHOTO HUGO LAUTISSIER, COLLABORATION SPÉCIALE

Bassam Cheikh et sa femme Mariam

« On s’habitue au bruit, même le petit ne se réveille plus la nuit », explique le quadragénaire à la longue barbe noire en désignant son fils de 4 ans. Comme la plupart des Libanais, Bassam est pris au piège. Dans son cas, près de 200 000 $ bloqués sur son compte bancaire. « Au début, on pouvait retirer 400 $ par mois, puis 200, et c’est devenu invivable », explique celui qui officiait en tant que maître nageur dans des hôtels de luxe de la capitale libanaise avant la crise. Quand il a dû s’acquitter des 5000 $ de frais d’hospitalisation de son père, gravement malade, Bassam a réalisé qu’il était au pied du mur et qu’il n’avait plus les moyens de faire vivre sa famille.

Le 11 août dernier, il a prévenu sa femme qu’il allait à la banque. Rien d’inhabituel, cela fait des mois qu’il pousse les portes de son institution bancaire chaque semaine pour réclamer son dû.

Devant un nouveau refus, attendu, du directeur de l’établissement, Bassam est reparti vers sa voiture, a sorti un bidon d’essence et un fusil du coffre avant de braquer la banque et de retenir en otage ses usagers.

« J’ai fait sortir les employés et les clients les plus fragiles avant de renverser le contenu du bidon sur le sol. Ils ont tout de suite compris que j’étais déterminé », explique Bassam en enchaînant les cigarettes.

Il est finalement reparti de la banque avec 35 000 $, après 6 heures de négociations, avant d’être placé en détention quelques jours, puis libéré sous caution sans faire l’objet de poursuites en justice.

Depuis trois ans, les banques imposent des restrictions draconiennes et illégales sur les dépôts des épargnants libanais qui ne peuvent retirer leurs économies qu’au compte-goutte.

Le pays est plongé dans une crise économique sans précédent depuis la fin de l’année 2019. Le dollar américain, qui s’échangeait à un taux de 1500 livres libanaises (LL) avant la crise, se négocie aujourd’hui autour de 40 000 LL sur le marché secondaire. Les prix, quant à eux, ont flambé avec une inflation à trois chiffres depuis l’été 2020. D’après l’Organisation des Nations unies, 80 % de la population vivrait désormais sous le seuil de pauvreté. Les responsables politiques et financiers, accusés de corruption et de clientélisme, refusent toujours d’assumer la responsabilité du désastre.

Fouad Debs donne rendez-vous dans ses bureaux du quartier d’Achrafieh. Avec d’autres avocats, rencontrés lors de la Thawra, le mouvement de contestation populaire né en octobre 2019, il a fondé l’Union des déposants, une association qui vient en aide aux épargnants lésés par leur banque. En trois ans, ils ont porté devant la justice libanaise environ 400 cas de citoyens floués par leur banque ; 70 % des plaintes sont restées sans réponse, et pour les 30 % restantes, celles qui ont été gagnées ont été rejetées en appel.

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Le siège de la Banque centrale libanaise

« On n’est pas contre les hold-up. Les gens n’ont pas d’autre solution pour récupérer leur argent. La police et la justice ne font rien, le gouvernement encore moins, de même que le régulateur et les médias », explique Fouad Debs, dont l’association représente 4000 déposants et apporte un soutien juridique à quatre braqueurs, dont Bassam Cheikh. L’Union des déposants a même participé au sitting de Cynthia Zarazir, députée au sein d’un parti de l’opposition, qui a pu récupérer 8500 $ de sa banque afin de financer une intervention chirurgicale. À ce jour, la plupart des braqueurs ne sont pas inquiétés par la justice.

« On a même des partis politiques qui nous empêchent de les défendre pour se présenter eux-mêmes comme leurs sauveurs et essayer de regagner du crédit aux yeux de la population, ajoute Fouad Debs. Ça en dit long sur le niveau de déliquescence de ce pays. »

« Ce sont eux, les voleurs »

Dans un taxi de retour de la banlieue sud, le chauffeur fulmine : « Si votre père ou votre mère était à l’hôpital, que vous n’aviez plus les moyens de lui faire suivre son traitement parce que votre banque retient votre argent, qu’est-ce que vous feriez ? Nous nous sommes fait voler par toute cette clique de corrompus, ce sont eux, les voleurs, pas nous ! », s’énerve Apraham, 70 ans.

À son âge, il pensait couler une retraite heureuse après des décennies de travail dans de grandes entreprises du secteur pharmaceutique, en ressources humaines. À la place, il s’est reconverti en chauffeur Uber pour arrondir les fins de mois. Ses économies ? Évanouies dans les méandres du système financier libanais.

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Une grande partie de la population soutient les braqueurs de banques.

Au Liban, une grande partie de la population soutient les braqueurs. Quand Bassam est retourné dans son quartier, après le hold-up, il a été accueilli par des feux d’artifice. « Encore aujourd’hui, on nous fait passer en priorité dans les files d’attente où les gens demandent des selfies avec Abdallah », s’étonne sa femme Mariam. Son histoire a créé des émules. Depuis, les vols à main armée se sont multipliés à Beyrouth, avec un record de cinq braquages dans la même journée le 16 septembre.

De nouveaux vols ont lieu chaque semaine au Liban, parfois co-organisés par des groupes de défense des déposants.

Si, pour l’heure, les braquages n’ont fait aucune victime, les autorités et les institutions bancaires ont revu à la hausse leur niveau de sécurité. « Lors d’un hold-up, il y a quelques semaines, l’armée était plus entraînée à ce genre de circonstances, la pression était encore montée d’un cran. La police a sciemment fait venir les familles des employés de la banque pour faire monter la pression avec les soutiens des braqueurs », ajoute Fouad Debs. Il était présent sur les lieux pour soutenir les deux déposants, qui ont réussi à obtenir 55 000 $ sur un total de 195 000 $.

« Toute cette histoire finira mal. Si ça continue, il va y avoir du sang », regrette-t-il. Bassam partage cet avis, mais la majeure partie de son argent est toujours bloquée à la banque. Tôt ou tard, il retournera chercher ce qui lui est dû : « J’ai commencé à faire des repérages, mais c’est plus compliqué maintenant que mon visage est connu. Dans tous les cas, j’irais jusqu’au bout. »

Des chiffres alarmants

29,6 %

Taux de chômage au Liban. La dette publique du pays s’élevait à 181 % du PIB en 2021.

95 %

Perte de la valeur par rapport au dollar américain de la livre libanaise

Mieux vaut en rire

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La scène humoristique libanaise est en pleine effervescence.

Au moment où le pays s’enfonce dans la crise depuis trois ans, la scène humoristique libanaise est en pleine effervescence. À Beyrouth, une nouvelle génération d’artistes brûle les planches et s’attaque de front au problème d’une société en quête de changement.

C’est un décor typique de Beyrouth. Ked, dans le quartier de la Quarantaine, dans le nord-est de la ville, est un monolithe noir coincé entre l’autoroute, un abattoir et les restes du port de Beyrouth, détruit par l’explosion du 4 août 2020. Un cadre un peu sinistre pour un haut lieu de l’humour dans cette ville qui aime tant jouer avec les paradoxes. Dans l’une des loges, quelques humoristes se préparent à entrer en scène.

Rebecca Irani fait les cent pas pour tromper son trac. La jeune femme a commencé le stand-up il y a un an environ, sur le conseil de ses amis. « Chacun son truc, moi, je me sers un verre d’arak avant le show, j’en bois la moitié et après je monte avec sur scène », répond Jad, qui s’apprête à présenter une partie de son spectacle en cours d’écriture. Dans la salle, les spectateurs commencent à s’installer sur les tables encerclant la petite scène. Ce soir, comme presque tous les autres, plus de 250 personnes – la plupart dans la vingtaine – ont fait le déplacement.

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Le développement rapide de la scène humoristique libanaise doit beaucoup à la plateforme Awk.word.

Le développement rapide de la scène humoristique libanaise doit beaucoup à la plateforme Awk.word, hébergée au sein de l’espace Ked. Lancée en 2018 par trois amis, elle s’est rapidement imposée comme une pépinière de talents. « On a commencé par des soirées stand-up dans un bar à concert. Ça a marché instantanément et on a mis en place un plan pour les cinq ans à venir », explique Andrew Hraiz, l’un des cofondateurs de la plateforme, qui est aussi réalisateur adjoint au cinéma. Le collectif propose désormais deux représentations par soir.

Sur scène, les sujets ne manquent pas : corruption, politiciens incompétents, crise économique, pénuries en tout genre, sexualité, religion, tout y passe. « La crise économique a réveillé quelque chose chez les gens. Au Liban et dans le monde arabe, il y a toujours cette honte d’afficher ses problèmes personnels, la peur d’être montré du doigt. C’est très rare qu’on te tende un micro pour raconter tes problèmes », explique Andrew.

Au fur et à mesure que la crise a touché plus de monde, il y a eu cette envie collective de casser cette façade et de regarder enfin nos problèmes et nos tabous en face, sans retenue.

Andrew Hraiz, cofondateur de la plateforme Awk.word

Un désir de changement qui se heurte parfois à la réalité complexe du Liban. Dans une société profondément divisée où les coalitions politiques, communautaires et religieuses (le pays compte 18 confessions différentes) structurent le pays depuis la guerre (1975-1990), pas facile de faire entendre des voix dissonantes. La censure, toujours active dans ce pays pourtant réputé pour son libéralisme, interdit d’évoquer Israël, de porter atteinte à la figure présidentielle et au sentiment religieux. Si certains humoristes ont déjà reçu des pressions, le format du spectacle, rarement retransmis sur l’internet, permet souvent d’esquiver le contrôle.

Échappatoire

Visage rond, cheveux rasés et t-shirt « Don’t panic », Nour Hajjar est l’un des talents les plus prometteurs de cette génération. Il a commencé le stand-up lors de ses études aux Pays-Bas, en 2015, avant de rentrer au Liban. « À cette époque, il n’y avait pas de plateforme comme Awk.word, c’était beaucoup plus compliqué. L’humour était réservé à une population plus âgée. On sent qu’on répond à une demande aujourd’hui. »

Ce soir-là, le trentenaire joue son nouveau spectacle, Godzilla : il y est question de la vie après l’explosion dans le port, de l’impact psychologique de la crise très largement sous-estimé au Liban.

Le but de la comédie, c’est de défier la normalité, de remettre en cause le statu quo et n’importe quelle idée, donc c’est transgressif par définition.

Nour Hajjar, humoriste

« La plus belle façon de critiquer, c’est par l’humour, encore plus dans ces temps difficiles, veut croire l’humoriste. En même temps, on n’est pas là seulement pour donner de l’espoir, mais aussi pour être un miroir de ce qui ne fonctionne pas dans le pays. »

Les spectacles affichent des tarifs abordables entre 6 et 15 $. « Ce ne sont pas les riches qui ont besoin de stand-up en ce moment. On veut faire les choses pour les gens qui ont besoin de trouver une échappatoire, le temps d’une soirée », ajoute Andrew Hraiz.

Exporter les spectacles est devenu le seul moyen pour rapporter au collectif ce qu’on appelle ici des « dollars frais », des devises qui ne sont pas bloquées dans les banques libanaises. Awk.word commence à produire ses artistes en dehors du Liban en s’appuyant sur sa diaspora disséminée aux quatre coins du monde. Après Shaden Fafik, l’une des têtes d’affiche du stand-up au Liban, ce sera au tour de Nour d’entreprendre une tournée en Europe. Parallèlement, il travaille déjà à son nouveau spectacle. Il y abordera notamment le spectre de la guerre qui a secoué le pays pendant 15 ans et continue de le hanter. Au Liban, les tabous ne manquent pas, ni les humoristes pour les affronter.