(Dans l’ouest de l’Ukraine) Alignés les uns derrière les autres, têtes baissées, ces prisonniers de guerre, vêtus de vestes bleues, de pantalons et de bottes de travail, marchent en rang en direction d’un réfectoire pour le déjeuner.

Ce jour-là, dans l’assiette de ces anciens soldats russes : de la soupe aux pois, de la kacha (bouillie de sarrasin typique dans la région), de la salade de betteraves, le tout accompagné de pain.

D’un coup, ils se lèvent pour crier en cœur et en ukrainien : « Merci pour le repas ! ».

L’AFP a pu visiter un camp pour prisonniers de guerre russes, ouvert l’an passé dans l’ouest de l’Ukraine.

Kyiv s’efforce de présenter son traitement des prisonniers de guerre russes comme humain, en contraste avec celui de Moscou.

Les autorités ukrainiennes et des groupes occidentaux de défense des droits de l’homme ont accusé la Russie de maltraiter ses détenus.

Petro Iatsenko, porte-parole de l’administration ukrainienne responsable des prisonniers de guerre, assure que les soldats de son pays retenus en Russie vivent « dans des conditions bien pires » et sont « torturés ».

Il refuse de communiquer le nombre de prisonniers sur le site, mais les journalistes de l’AFP ont vu un dortoir de 96 lits, et un employé de cantine a dit distribuer le déjeuner en trois services, dans une salle de 120 sièges.

Échanges à l’arrêt

Ce centre est le dernier arrêt avant la liberté pour les soldats en passe d’être échangés.

Depuis l’invasion, 2598 prisonniers ukrainiens sont retournés en Ukraine au cours de 48 échanges entre Moscou et Kyiv, selon les autorités ukrainiennes.

Mais le dernier, en août, concernait peu de prisonniers. Petro Iatsenko affirme, sans vouloir donner de détails, que la Russie a interrompu les négociations.

L’attente peut donc être longue : un des prisonniers affirme être là depuis plus d’un an.

Les Russes « ne veulent pas les récupérer », avance-t-il.

Plusieurs prisonniers ont d’ailleurs demandé aux journalistes s’ils avaient connaissance d’échanges à venir.

Dans l’établissement, qui n’accueille que des hommes, chaque lit est marqué d’une photo, d’un nom et d’une date de naissance.  

Au sein du dortoir, le plus vieux a 58 ans, le plus jeune 19.

D’après Petro Iatsenko, quinze détenus sont musulmans et la prison dispose d’une salle de prière et d’une chapelle orthodoxe.

À l’infirmerie, les détenus, habillés en pyjama à rayures, se remettent de graves blessures.

Un des soldats a du mal à parler : il a été défiguré par des éclats d’obus.

« Je ne peux pas manger », dit-il.

Assis, les épaules voûtées, cet homme de 46 ans affirme venir de la ville russe de Briansk, proche de la frontière avec l’Ukraine, et avoir combattu pendant à peine deux semaines. Il dit se trouver dans le camp depuis près de quatre mois.

Dostoïevski et Coca

Lors de la visite, des salles avec télévisions et glacières sont montrées aux journalistes. Les détenus ont le droit de passer des appels - mais ils sont écoutés.

Un petit magasin propose à la vente des bonbons, des cigarettes et du Coca-Cola.

Dans les rayons de la bibliothèque, les prisonniers peuvent trouver des livres en russe, dont ceux de l’auteur à succès Dan Brown ou du célèbre écrivain Fiodor Dostoïevski.

Tous disposent de savon, dentifrice ou rasoir. L’Ukraine dépense, chaque mois, environ 250 euros (350 dollars canadiens) par prisonnier.

« On ne leur fournit pas de costume de soirée », explique M. Iatsenko pour résumer les conditions de détention.

Certains ont des pensées suicidaires et reçoivent un suivi psychologique adapté, assure-t-il.

Il estime qu’ils n’ont « aucune raison de s’enfuir ». Ils ont « peur de l’extérieur » en Ukraine, et veulent simplement retourner chez eux, en Russie, dit-il.

Les journalistes présents étaient encouragés à parler à un groupe de détenus pré-sélectionné, qui avaient, selon M. Iatsenko, accepté d’être interviewés.

L’un d’eux a dit venir de Tchoukotka, région située à l’extrémité nord-est de la Russie, où il était pêcheur et éleveur de rennes avant de s’engager dans l’armée.

Selon son récit, il a combattu pendant deux mois dans l’est de l’Ukraine avant d’être capturé en juillet.

Sur le front, l’espérance de vie « n’est pas longue », dit-il. « Cela se compte en heures. »

« Ne pas oublier »

En semaine, la routine est la même pour lui et ses co-détenus. Réveil à 6 h, petit-déjeuner à 6 h 50, ateliers et autres activités de 8 h 30 à 16 h 30, extinction des feux à 22 h.

Dans la salle de sport du camp, le portrait de l’ancien footballeur Andreï Chevtchenko trône, tout comme celui de Stepan Bandera, leader ultranationaliste et figure controversée dont l’organisation avait collaboré avec l’Allemagne nazie - ce que le Kremlin ne manque jamais de rappeler pour discréditer Kyiv.

Sur des tableaux sont écrites les paroles de l’hymne ukrainien, joué tous les matins. Et chaque jour, les soldats doivent observer une minute de silence pour les militaires ukrainiens morts au combat.  

Les prisonniers « ne sont pas venus chez nous en touristes », lance Petro Iatsenko. « Ils doivent savoir où ils ont mis les pieds et ne pas l’oublier. »