Le plan d’eau, bordé par l’Ukraine, la Russie et trois pays de l’OTAN, est devenu un point chaud de la guerre

(Kyiv) Les navires de guerre russes patrouillent en mer Noire, lançant des missiles sur les villes ukrainiennes tout en créant un blocus de facto, menaçant tout navire qui tenterait de le franchir.

Effleurant la surface de l’eau, les drones ukrainiens transportent furtivement des explosifs vers les ports et les navires russes – un atout de plus en plus menaçant de l’arsenal de l’Ukraine. Dans l’espace aérien, les avions de surveillance et les drones de l’OTAN et de ses alliés survolent les eaux internationales, recueillant des renseignements qui serviront à contrer l’invasion de Moscou, alors même que la Russie remplit le ciel de ses propres avions.

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Navire ukrainien en mer Noire, au large d’Odessa, en mars 2022

Bordée par l’Ukraine, la Russie et trois pays de l’OTAN, mais parfois négligée dans la guerre, la mer Noire est devenue un foyer de plus en plus dangereux de tensions militaires et géopolitiques, à la suite de la décision de Moscou, le mois dernier, de mettre fin à un accord garantissant le passage en toute sécurité des céréales ukrainiennes.

Loin des combats acharnés sur le front, la mer Noire place néanmoins la Russie et les pays de l’OTAN dans une proximité qui n’existe pas sur d’autres théâtres d’opérations, comme la défense de Kyiv ou la bataille de Bakhmout, ce qui accroît le risque de confrontation.

« La mer Noire est désormais une zone de conflit, une zone de guerre aussi pertinente pour l’OTAN que l’Ukraine occidentale », a déclaré Ivo Daalder, ancien ambassadeur des États-Unis auprès de l’OTAN, qui dirige le Chicago Council on Global Affairs.

Fin de l’accord, les ports visés

Après s’être retirée de l’accord sur les céréales, la Russie a pulvérisé les ports ukrainiens de la mer Noire afin de paralyser les expéditions de céréales essentielles à l’économie de l’Ukraine, et a même frappé des sites sur le Danube à quelques centaines de mètres de la Roumanie, membre de l’OTAN. Cette attaque a ravivé les craintes que l’alliance militaire ne soit entraînée dans le conflit.

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Terminal céréalier donnant sur la mer Noire dans le port de Constanta, en Roumanie

La semaine dernière, l’Ukraine a riposté en frappant deux jours de suite des navires russes, démontrant ainsi sa nouvelle capacité d’action grâce à des drones maritimes capables de frapper des ports russes situés à des centaines de kilomètres de ses côtes. Elle a également lancé un avertissement selon lequel six ports russes de la mer Noire et leurs abords seraient considérés comme des zones à « risque de guerre » jusqu’à nouvel ordre.

« Nous devons défendre nos propres côtes en commençant par celles de l’ennemi », a déclaré en mai le contre-amiral Oleksiy Neïjpapa, commandant de la marine ukrainienne, alors qu’il plaidait en faveur d’une réponse plus énergique à ce qu’il appelait la tyrannie de la Russie dans les eaux internationales de la mer Noire.

La bataille pour le contrôle de la mer pourrait avoir des répercussions sur les marchés mondiaux de l’énergie et sur l’approvisionnement alimentaire mondial.

Elle soulèvera aussi très certainement de nouveaux défis pour l’OTAN, qui cherche à faire respecter un principe central du droit international – la libre navigation en mer – sans entraîner l’alliance directement dans un conflit avec les forces russes.

À Washington, les responsables de l’administration Biden avaient émis des réserves au début de la guerre quant à la possibilité pour l’Ukraine de frapper des cibles ou de mener des actions de sabotage en Russie, notamment dans les ports de la mer Noire, craignant que de telles attaques ne fassent qu’aggraver les tensions avec le président russe, Vladimir Poutine. Ces craintes se sont atténuées, mais n’ont pas disparu.

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Un navire affrété par l’ONU se fait remplir de 25 000 tonnes de blé ukrainien à destination du Kenya et de l’Éthiopie, au port de Tchornomorsk, sur la côte de la mer Noire, en février dernier.

Les États-Unis ont interdit l’utilisation d’armes américaines dans toute attaque contre le territoire russe, et les responsables américains affirment qu’ils ne choisissent pas de cibles pour l’Ukraine. Mais les États-Unis et leurs alliés occidentaux fournissent depuis longtemps à l’Ukraine des renseignements que celle-ci utilise, avec ses propres réseaux de collecte de renseignements, pour sélectionner ses cibles.

La bataille pour accroître l’influence

Pendant des siècles, la mer Noire a été au centre des efforts de la Russie pour étendre son influence géopolitique et économique, ce qui a conduit à des affrontements avec d’autres puissances mondiales, notamment à de multiples guerres avec l’Empire ottoman.

Les ports situés le long des eaux chaudes facilitaient le commerce tout au long de l’année. Cette situation – un carrefour géopolitique – a permis à la Russie de projeter son pouvoir politique en Europe, au Moyen-Orient et au-delà.

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Navire ukrainien dans la mer Noire, au large d’Odessa, en mars 2022

Depuis des années, M. Poutine cherche à accroître l’influence de Moscou autour de la mer Noire, en injectant des fonds publics dans le développement des ports de bord de mer et des villes de vacances, et en renforçant la puissance militaire russe dans les installations navales de la région pour la flotte méridionale de Moscou.

Quelques heures seulement après avoir lancé leur invasion à grande échelle l’année dernière, les forces russes ont tiré un missile qui a touché le navire commercial Yasa Jupiter, qui battait pavillon des îles Marshall. Au moins deux autres navires civils ont été touchés lors d’attaques contre des ports ukrainiens le long de la côte.

Depuis lors, la Russie a occupé trois grands ports ukrainiens. Elle a fortement miné les eaux, neutralisé la marine ukrainienne et imposé un blocus de facto de la navigation civile à destination et en provenance de tous les ports tenus par l’Ukraine.

Malgré le désir exprimé par l’OTAN d’éviter une confrontation directe avec la Russie, les risques d’un évènement involontaire entraînant une spirale de conséquences échappant à tout contrôle augmentent depuis un certain temps.

L’OTAN et ses États membres effectuent des missions de surveillance et de police aérienne au-dessus du territoire de l’OTAN, des eaux territoriales et des eaux internationales de la mer Noire, mais veillent à ne pas s’aventurer dans la zone de guerre.

En mars, lors du seul contact physique connu entre les armées russe et américaine au cours de cette guerre, un avion de combat russe a percuté un drone de surveillance américain, obligeant ses opérateurs à l’abattre dans les eaux internationales.

Toutefois, l’OTAN a récemment augmenté le nombre de ces vols de surveillance et de police, a annoncé l’Alliance à l’issue de la deuxième réunion du Conseil OTAN-Ukraine, le 26 juillet.

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Depuis l’invasion russe, la Turquie, qui contrôle l’entrée et la sortie de la mer Noire par les détroits du Bosphore (en photo) et des Dardanelles a interdit aux navires de guerre russes et ukrainiens de les emprunter.

Depuis l’invasion russe, la Turquie, qui contrôle l’entrée et la sortie de la mer Noire par les détroits du Bosphore et des Dardanelles en vertu d’une convention de 1936, a interdit aux navires de guerre russes et ukrainiens d’emprunter les détroits, un acte salué par l’Ukraine et l’OTAN.

Mais la Turquie a également demandé à ses alliés de ne pas envoyer leurs propres navires de guerre.

« La tension sous-jacente porte donc sur la façon dont les États-Unis et la Turquie considèrent la mer Noire et sur la façon dont ils l’inscrivent dans le cadre de la sécurité de l’OTAN », explique Sinan Ulgen, ancien diplomate turc et directeur de l’EDAM, un institut de recherche turc. « Mais jusqu’à présent, depuis que la Turquie a fermé le détroit aux navires de guerre russes, les États-Unis n’ont pas essayé de coincer la Turquie. »

Répercussions économiques

Si l’invasion russe a suscité l’indignation générale en Occident, elle a également ravivé les craintes d’une flambée des prix du pétrole qui pourrait ébranler l’économie mondiale.

Plus de 3 % du pétrole et des produits pétroliers mondiaux transitent par la mer Noire. Historiquement, environ 750 000 barils de pétrole brut russe, soit 20 % de ses exportations de brut, partent de la mer Noire, mais le pays a réduit ces expéditions à 400 000 à 575 000 barils par jour, selon les sociétés de suivi des pétroliers, car la Russie a cherché à soutenir les prix avec son partenaire producteur, l’Arabie saoudite.

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Rue d’Odessa menant à la mer Noire

Les responsables ukrainiens ont clairement indiqué qu’ils espéraient qu’en étendant la guerre aux ports russes, ils pourraient infliger une certaine souffrance économique à Moscou.

Le pétrole se négocie actuellement à environ 85 $ US le baril (environ 115 $ CAN), se maintenant même après que l’Ukraine a attaqué un pétrolier russe au cours du week-end.

Selon Sarah Emerson, présidente de la société de conseil Energy Security Analysis, la question est maintenant de savoir si « les Ukrainiens peuvent recommencer encore et encore. Cela resserrerait les marchés de l’énergie qui sont déjà en train de se resserrer ».

Cet article a été publié à l’origine dans le New York Times.

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