Selon divers professionnels en Ukraine, le nombre de séparations a doublé, voire triplé, en 2022 par rapport à l’avant-guerre. L’un de ces couples dont les chemins se sont séparés livre ses états d’âme au New York Times.

Andriï Chapovalov, 51 ans, et Tetiana Chapovalova, 50 ans, ont eu une vie commune merveilleuse. Mariés pendant près de 30 ans, ils ont élevé deux fils et mené des carrières qui leur tenaient à cœur : il était psychothérapeute auprès de toxicomanes ; elle était cadre dans une grande crémerie. Jusqu’en 2022, ils s’apprêtaient à entamer une nouvelle étape de leur vie commune – leurs enfants ont quitté le domicile – à Dnipro, une ville en plein essor du centre de l’Ukraine.

Mais l’invasion russe de l’Ukraine en février 2022 a déclenché une série d’évènements auxquels leur mariage n’a pas survécu. Ils se sont séparés le premier jour, quand des missiles ont frappé Dnipro, faisant trembler leurs fenêtres. Tetiana a choisi l’exode comme réfugiée. Andriï est resté seul dans la maison familiale.

PHOTO SAARA MANSIKKAMAKI, THE NEW YORK TIMES

Tetiana Chapovalova devant son nouveau logis à Vantaa, en Finlande

Comme beaucoup d’Ukrainiens et d’Ukrainiennes, ils allaient vivre la guerre de manière très différente. Tetiana s’est retrouvée dans un monde nouveau : nouveau pays, nouvelle langue et, ce qui a ébranlé Andriï, un nouveau petit ami. Andriï s’est retrouvé au front à soutenir des soldats en proie à la dépression et, pour la première fois depuis l’adolescence, à vivre seul. Une loi l’empêche de rendre visite à sa famille.

Sans la guerre, ils seraient encore ensemble, disent-ils. Tous deux ont été remarquablement ouverts au sujet de ce qui leur est arrivé. (Leurs propos, ci-dessous, ont été condensés et édités à des fins de clarté.)

Andriï et Tetiana ne sont qu’un couple parmi les dizaines de milliers d’autres qui se séparent. L’Ukraine connaît une « épidémie de divorces », dit Anna Trofimenko, psychothérapeute à Krementchouk. Ce pourrait être une des conséquences sociales les plus profondes de la guerre, qui risque de transformer durablement les fréquentations, la structure familiale, l’éducation d’une génération entière d’enfants ukrainiens et la démographie du pays.

PHOTO FINBARR O’REILLY, THE NEW YORK TIMES

Andriï Chapovalov est resté en Ukraine, où son travail de psychothérapeute l’amène souvent au front pour soutenir des soldats aux prises avec des problèmes de drogue et d’alcool.

De tout temps, les civils ont fui la guerre, mais le conflit en Ukraine est différent. Dès l’invasion russe, le président Volodymyr Zelensky a signé un décret interdisant aux hommes âgés de 18 à 60 ans de partir – à quelques exceptions près – dans le but de garder au pays la population combattante. Cela a créé un exode féminin.

Sur 8 millions de réfugiés ukrainiens en Pologne, en Allemagne et ailleurs, 90 % sont des femmes et des enfants. De nombreuses Ukrainiennes, mariées ou non, n’ont pas l’intention de rentrer. Elles ont tourné la page et prennent racine dans leurs nouvelles vies.

Certaines fuient des conjoints violents ou contrôlants en Ukraine : la loi qui retient les hommes au pays leur donne la liberté de demander le divorce auquel elles songeaient déjà.

Mais cette loi inflige aussi de grandes souffrances aux pères d’enfants réfugiés. Leurs femmes ou ex-femmes ont fui l’Ukraine avec leurs enfants et, à l’heure actuelle, les pères ne peuvent se rendre à l’étranger pour les voir.

PHOTO FINBARR O’REILLY, ARCHIVES THE NEW YORK TIMES

Réfugiés fuyant la guerre à la gare de Lviv, dans l’ouest de l’Ukraine, en juin 2022

Après avoir traversé en auto 10 pays, roulant jour et nuit durant une semaine, Tetiana et le fils aîné du couple sont arrivés à Turku, en Finlande, où vit le fils cadet, un joueur de hockey semi-professionnel. C’est là qu’elle s’est rendu compte qu’elle ne voulait pas rentrer en Ukraine.

TETIANA

J’étais si épuisée que j’ai passé les premiers jours à dormir, à marcher et à réfléchir. Tout à coup, j’avais du temps libre : plus besoin d’aller au travail ni de m’occuper de mes parents. Et puis, du coup, je me suis surprise à penser que la maison ne me manquait pas : je ne voulais pas y retourner. Ce n’est pas que je n’aime pas mes parents ou mon mari. Je ne pensais pas au divorce. J’ai juste réalisé que je voulais être seule.

ANDRIÏ

Les premières semaines ont été très dures. Après toutes ces années, se réveiller seul, dans un lit froid, sans personne qui vous attend ? Ce n’était pas juste l’éloignement. C’était l’absence de foi en l’avenir. Je ne savais pas si les Russes viendraient. Je ne savais pas si je vivrais ou pas. Mais pas une nuit n’a passé sans que je rêve à elle.

Selon divers professionnels en santé mentale, avocats de divorce, greffiers et juges en Ukraine, le nombre des séparations a doublé, voire triplé, en 2022 par rapport à l’avant-guerre. Des experts estiment que la hausse du taux de divorce en Ukraine, qui a toujours été plus élevé qu’ailleurs, n’est pas seulement causée par le stress de la guerre, mais aussi par l’ampleur de l’exode et de la dispersion des familles.

Quand les gens sont déconnectés de leur communauté, ils remettent tout en question, dit Mme Trofimenko : « Les gens se mettent à se poser des questions. Cette personne avec qui j’ai passé tant d’années est-elle encore la bonne personne pour moi si je ne sais plus qui je suis ? »

Tetiana, de son propre aveu, est passée par là. Leur mariage n’était pas mauvais, dit-elle.

PHOTO SAARA MANSIKKAMAKI, THE NEW YORK TIMES

Tetiana Chapovalova avec son nouveau conjoint dans leur maison à Vantaa, en Finlande, à 1500 km de son ancien mari, resté à Dnipro, en Ukraine

Mais au fil des années, elle a ressenti « un vide ».

Andriï et elle ont tout essayé pour raviver la flamme : rénover la résidence principale, acheter un appartement, acheter un chien. En vain. Pour elle, leur relation était de plus en plus « comme un livre qu’on a déjà lu ».

Elle est restée par loyauté. Mais l’exode a changé sa perspective.

Quelques semaines après son arrivée, Tetiana a rencontré un Finlandais. En parler à Andriï a été très difficile. Elle lui a téléphoné : « Je ne veux pas poursuivre notre relation. Je veux un nouvel endroit, une nouvelle relation, je veux tout changer. Je veux une nouvelle vie. »

ANDRIÏ

J’étais au volant quand elle a appelé. J’avais l’impression d’être plongé dans l’eau bouillante. Je ne pouvais plus bouger ni respirer. J’ai arrêté. Même après avoir raccroché, je tremblais. J’ai cru devenir fou. Je blâmais la guerre, les Russes, notre gouvernement, tout le monde.

J’ai été surpris, oui, absolument. J’ai refusé d’y croire. J’ai cru que c’était une tocade et que ça lui passerait. Mais un soir, à la fin mai, je l’ai appelée et textée toute la journée et elle ne m’a pas répondu. Je n’ai pas dormi de la nuit. Et puis j’ai accepté : elle est avec un autre homme.

J’ai fini par lui envoyer un message : « Je comprends. »

TETIANA

Tout l’été a passé. Andriï m’a dit qu’il me soutenait. Mais il n’a rien fait. Il espérait que je changerais d’avis. En août, je l’ai rappelé pour lui demander de m’aider. Comme il est en Ukraine, il s’est chargé de demander le divorce. J’ai signé les papiers ici en Finlande et je les ai renvoyés par bus.

Le divorce a été prononcé en décembre. Andriï et Tetiana ne se sont pas vus depuis le premier jour de la guerre. Elle étudie le finnois et se prépare à devenir citoyenne finlandaise. Il vit seul.

Andriï passe le plus clair de son temps avec des soldats aux prises avec des problèmes de drogue et d’alcool, qui empirent avec la guerre, dit-il.

L’autre jour, il a emmené Tori, leur chien, un Shar-Peï extrêmement fidèle, se promener dans un parc de Dnipro. Regardant Tori, il a plaisanté à moitié : « C’est tout ce qui reste de ma famille. »

PHOTO FINBARR O’REILLY, THE NEW YORK TIMES

Andriï Chapovalov est resté en Ukraine avec le chien familial. « C’est tout ce qui reste de ma famille », dit-il.

Que serait-il arrivé à leur couple si leur pays n’avait pas été envahi ?

TETIANA

Je n’aurais jamais fait cela. C’est un grand classique : on ne voit pas le problème tant qu’on n’est pas en dehors du problème.

ANDRIÏ

Nous serions encore mariés, c’est sûr à 100 %. Mais je m’en veux encore d’avoir laissé faire, de n’avoir rien pu faire pour qu’elle reste avec moi.

Presque tous les jours, je rêve de la rencontrer. Parfois, je lui en veux. Parfois, je m’en veux. Mais je ne lui en veux pas. Je l’aime beaucoup, beaucoup. Même maintenant.

Cet article a été publié dans le New York Times.

Lisez cet article dans sa version originale (en anglais ; abonnement requis)