Un couple rêvait d’une famille nombreuse. Il aurait cinq enfants, qui auraient la tignasse de boucles de leur père, son sourire et ses yeux rêveurs. Il leur apprendrait à peindre et à faire de la poterie et les emmènerait faire de longues promenades dans les forêts près de leur ville natale, Sloviansk, dans l’est de l’Ukraine.

Puis la Russie a envahi leur pays, bouleversant leurs projets. Le mari, Vitaly Kyrkach-Antonenko, s’est porté volontaire pour combattre et est mort sur le champ de bataille, alors que sa femme, Nataliya, était enceinte de trois mois de leur premier enfant.

Aujourd’hui, encore profondément endeuillée, elle affirme qu’elle ne renoncera pas à leur rêve. Elle a l’intention de donner une fratrie à son premier enfant. Comme des centaines d’autres soldats ukrainiens, son mari a congelé son sperme avant de repartir au combat, dans l’espoir de pouvoir transmettre ses gènes s’il ne rentrait pas chez lui.

« Vitaly, dit sa femme, sera le père de tous nos futurs enfants. »

Pour de nombreux Ukrainiens, l’idée de conserver le sperme des soldats est à la fois personnelle et patriotique. Elle aide les hommes qui veulent s’assurer qu’il restera quelque chose d’eux s’ils meurent, et elle apporte du réconfort à leurs partenaires. Dans un pays désormais célèbre pour son esprit de résistance, c’est aussi un moyen supplémentaire de lutter. Elle laisse ouverte la possibilité, au moins, de préserver les lignées ukrainiennes, même si le Kremlin insiste sur le fait que l’existence de l’État ukrainien – et par extension des Ukrainiens en tant que peuple distinct – est une fiction.

L’idée de refuser ce type d’effacement a suffisamment fait son chemin pour que le Parlement débatte d’un projet de loi qui autoriserait les soldats à congeler leur sperme aux frais de l’État.

« Il s’agit d’une continuation de notre patrimoine génétique », a déclaré Oksana Dmytriieva, la législatrice ukrainienne à l’origine du projet de loi, qui a déjà franchi un obstacle en vue de son adoption lors d’un premier vote.

« Élevez-les à la hauteur de leur père »

Plusieurs cliniques ont déjà commencé à offrir ce service gratuitement. Nataliya Kyrkach-Antonenko est devenue de manière inattendue un modèle pour la cause, utilisant sa page Facebook pour encourager les soldats masculins et leurs femmes à se donner la possibilité de fonder une famille, quoi qu’il arrive sur le champ de bataille.

« Le monde moderne nous permet de donner naissance aux enfants de nos proches tombés au combat, les êtres humains les plus braves et les plus courageux de ce monde, et de les élever, a-t-elle écrit. Élevez-les à la hauteur de leur père, avec le même amour pour l’Ukraine, et donnez-leur la chance de vivre dans le pays pour lequel leur père a versé son sang. »

Ces messages de résistance semblent avoir atteint la Russie également.

Une journaliste pro-Kremlin, Olga Skabeeva, a récemment déclaré à la télévision publique russe que la congélation du sperme des soldats équivalait à des « expériences génétiques visant à construire une nation ».

Avec l’aide de la sélection artificielle, une armée entière d’Ukrainiens sélectionnés avec un niveau accru de russophobie sera créée.

Olga Skabeeva, journaliste russe pro-Kremlin

Natalya Tolub, porte-parole de la clinique de fertilité IVMED à Kyiv, la capitale de l’Ukraine, a affirmé dans un courriel que les déclarations de la journaliste étaient le signe que les Ukrainiens avaient atteint leur but. « C’est un succès », a-t-elle écrit.

PHOTO LAETITIA VANCON, THE NEW YORK TIMES

La Dre Halyna Strelko, médecin dans une clinique de fertilisation in vitro à Kyiv

Malgré la bravade des Ukrainiens face à l’adversité, les experts affirment que l’Ukraine ne peut pas reconstituer sa population, qui était déjà en déclin avant la guerre, en utilisant du sperme congelé pour les grossesses. Mais Jay Winter, historien retraité de l’Université de Yale, estime que là n’est pas la question.

L’enjeu : la survie d’une nation

En proposant non seulement de mourir pour l’Ukraine, mais aussi d’assurer une nouvelle vie, les soldats faisaient une déclaration et montraient leur engagement en faveur de la survie du pays. « Et la survie de la nation ukrainienne, a-t-il ajouté, est l’enjeu de cette guerre. »

Il est difficile de connaître le nombre exact d’hommes ukrainiens qui ont congelé leur sperme, mais Oleksandr Mykhailovych Yuzko, médecin et président de l’Association ukrainienne de médecine reproductive, a déclaré que les demandes avaient augmenté dans les cliniques de toute l’Ukraine.

Il s’attend à ce que le sperme soit utilisé non seulement par certaines veuves, mais aussi par des femmes dont les maris souffrent de blessures – physiques ou psychologiques – qui les rendent impuissants. Il a ajouté que le gouvernement devait faire davantage pour aider les femmes à avoir des enfants de soldats, en finançant également les procédures de procréation assistée.

PHOTO LAETITIA VANCON, NEW YORK TIMES

Matériel biologique congelé à la clinique IVMED de Kyiv, le 21 mars dernier.

« La première partie est la préservation des cellules reproductrices, a-t-il déclaré. La deuxième partie est la restauration du potentiel reproductif de l’Ukraine. »

L’idée de congeler le sperme des soldats n’est pas nouvelle. Pendant les guerres d’Irak et d’Afghanistan, plusieurs entreprises de cryogénie ont offert ce service gratuitement aux troupes américaines. En Israël, les familles des soldats tombés au combat sont allées plus loin, se battant pour faire avancer un projet de loi qui permettrait à une famille d’utiliser le sperme prélevé sur le corps d’un soldat mort à des fins de procréation, à moins qu’il ne s’y soit opposé au préalable. Les critiques en Israël qualifient cette notion d’« orphelin planifié ».

Petro Patij, médecin dans une clinique de fertilité de la ville de Lutsk, dans l’ouest de l’Ukraine, a déclaré que nombre de ses clients étaient encore des couples qui venaient pour des consultations de planification familiale ou pour résoudre des problèmes de fertilité, mais qu’il se sentait désormais obligé de demander également aux hommes s’ils souhaitaient congeler leur sperme.

C’est très difficile. Ils veulent entendre quelque chose d’optimiste et vous devez leur proposer de congeler leur sperme parce que l’un d’entre eux peut mourir demain.

Le Dr Petro Patij, médecin dans une clinique de fertilité de la ville de Lutsk

Et pour certaines veuves, il n’est pas facile de donner naissance aux enfants de leur partenaire disparu.

Nadiia Lytovchenko est l’une de celles qui luttent.

L’invasion de l’année dernière a commencé le jour de son cinquième anniversaire de mariage avec son mari, Andrii. À la fin de l’été, il était mort, tué dans une embuscade russe, laissant sa femme seule avec leur petit garçon – et le sperme qu’il avait congelé quelques années plus tôt par crainte d’une escalade des hostilités avec la Russie.

« Il est difficile de prendre une décision et il est trop tôt pour penser à utiliser son sperme », a dit Mme Lytovchenko, qui doit faire face à son chagrin, aux difficultés financières engendrées par la mort de son mari et à la réalité d’élever seule leur enfant.

« Mais il est bon de savoir que l’on a cette possibilité, a-t-elle ajouté, avant de marquer une pause. C’est juste bon à savoir. »

Cet article a été publié à l’origine dans le New York Times.

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    Dominic Wilkinson, professeur d’éthique médicale à l’Université d’Oxford, a affirmé qu’à son avis, la précipitation de certains soldats ukrainiens à congeler leur sperme était éthique, à condition que les deux partenaires conviennent au préalable qu’il pourra être utilisé si l’homme meurt. « Il y a beaucoup d’enfants qui n’ont qu’un seul parent vivant », a-t-il déclaré.
    source : The New York Times