Ancien espion du KGB exilé en France, Sergueï Jirnov publie L’engrenage, livre d’analyse sur la guerre en Ukraine, avec des clés pour comprendre les motivations profondes du président de la Russie, Vladimir Poutine. La Presse lui a parlé.

Q. Vous avez rencontré Vladimir Poutine quatre fois en tout, lorsqu’il était au KGB. Quelle impression en gardez-vous ?

R. L’impression de quelqu’un d’insignifiant, tout à fait modeste, normal, qui n’a rien d’extraordinaire. Ce qui est extraordinaire – et ça, je l’ai senti pendant notre première rencontre [Jirnov a été « cuisiné » par Poutine en 1980] –, c’est que c’est un carriériste capable de tout pour atteindre son but. Il est sans scrupules.

PHOTO FOURNIE PAR LES ÉDITIONS ALBIN MICHEL

Sergueï Jirnov, ancien espion du KGB exilé en France

Comment quelqu’un d’aussi « insignifiant » a-t-il pu se maintenir au pouvoir plus de 20 ans ? Bon stratège ?

C’est un mythe qu’il est un grand stratège. Poutine n’a pas construit sa conquête du pouvoir. Il y a été projeté par des gens qui comptaient sur lui. Il a su être au bon endroit au bon moment. Poutine a raté sa carrière au sein du KGB. Il voulait être espion à l’étranger, et ça n’a pas fonctionné. C’était un fonctionnaire utile et efficace, mais il n’a aucune envergure. Il a eu de la chance, c’est tout. Mais il a été habile dans l’organisation du pouvoir. Il sait s’entourer des gens qui lui sont redevables et se bouffent le nez pour conquérir ses faveurs.

Manifestement, vous n’avez pas une très haute opinion de lui.

Détrompez-vous. Je veux simplement casser le mythe. Il est médiocre, mais en même temps, c’est un génie de machiavélisme, un génie de complotisme, un génie dans la privatisation du pouvoir. Mais regardez sa guerre en Ukraine. Il commet faute sur faute. Il s’est trompé sur lui-même, sur son armée, sur l’Ukraine, sur les Ukrainiens, sur l’Occident, sur l’Europe.

Vous pensez qu’il pourra gagner la guerre en Ukraine ?

Poutine ne vaincra jamais l’Ukraine avec des armes conventionnelles. Il peut détruire quelques villes et conquérir des territoires, mais après, il ne pourra pas les contrôler. Les Ukrainiens vont se battre jusqu’au dernier pour défendre leur terre. Le danger, c’est quand il va constater qu’il perd ou qu’il ne gagne pas assez. Il est capable d’employer l’arme nucléaire.

Vous posez la question dans votre livre : est-il assez fou pour le faire ?

À l’intérieur de l’Ukraine, oui. Il peut se rendre compte que l’utilisation d’une telle arme le coupera définitivement de la carte géopolitique du monde. Le problème, c’est qu’on n’est pas sûr du tout qu’il soit encore rationnel. Toutes ces histoires de dénazification, s’il y croit, c’est qu’il est malade. Et s’il n’y croit pas, c’est un salaud.

Quelle est votre analyse de la situation actuelle ?

Déjà, on peut dire que Poutine a raté sa guerre, puisqu’il voulait conquérir l’Ukraine en 10 jours… Du coup, les Ukrainiens ont eu la possibilité de reprendre la main. Les Russes frappent de manière plus concentrée, plus forte, mais les Ukrainiens reçoivent de plus en plus d’aide militaire occidentale, et ça nous pousse vers une guerre d’enlisement.

On a quand même l’impression que l’armée russe avance inexorablement…

Elle progresse, oui, mais à quel prix ? Si elle perd 10 000 hommes et 50 000 obus chaque fois qu’elle veut prendre 5 ou 10 kilomètres, c’est une mauvaise progression. Ils sont peut-être implacables, mais ils avancent centimètre par centimètre. Ils ont mis deux mois à conquérir Sievierodonetsk. Même si l’arsenal militaire russe est très grand, ils vont arriver à bout de ressources.

Comment expliquer une progression aussi lente ?

La mauvaise stratégie, l’inefficacité de l’armée. Poutine a très mal préparé sa guerre. Il est en train de jouer son régime, parce que s’il perd, officiellement ou non, ça risque de créer la situation dans laquelle une partie du peuple et des élites voudront le remplacer. Il est protégé. Mais la statistique historique nous dit que tout dictateur finit mal, renversé par son propre entourage.

Vous avez travaillé au KGB pendant près de huit ans. Vous avez démissionné en 1992. Pourquoi vous être exilé en France ?

Les services secrets russes ont commencé à se reconstruire deux ou trois ans après la fin du KGB. Ils ont voulu récupérer les gens qui en étaient partis, comme moi. On s’est fâchés un peu parce que je les ai ridiculisés pour couper les ponts définitivement avec ce passé. Ils ont voulu se venger. À l’hiver 2001, j’ai subi une maladie qui ressemblait fortement à un empoisonnement.

Aujourd’hui, vous critiquez ouvertement le régime de Poutine. Croyez-vous que les services secrets russes vous ont toujours à l’œil ?

Absolument. Je me sens toujours menacé. Mais j’ai l’habitude. Je prends des précautions. De manière générale, je fais attention à ce que je mange, ce que je bois, où je vais et comment j’y vais. Mais il va de soi que je ne vais pas vous donner les détails !

L’engrenage

L’engrenage

Éditions Albin Michel

220 pages