Si l’Ukraine subit toujours les assauts de l’armée russe – particulièrement dans la ville de Marioupol, où un théâtre dans lequel des civils s’étaient réfugiés a été bombardé mercredi –, le pays a néanmoins obtenu une importante victoire devant les tribunaux. Dans une décision quasi unanime, la Cour internationale de justice (CIJ), plus haut tribunal de l’ONU, a ordonné mercredi à la Russie de « suspendre immédiatement les opérations militaires qu’elle a commencées le 24 février 2022 sur le territoire ukrainien ».

La décision, qui a surpris les observateurs par sa fermeté, a été rendue dans le cadre d’une procédure d’urgence lancée par l’Ukraine quelques jours après le début de l’invasion russe.

« La Cour a bien conscience de l’ampleur de la tragédie humaine en Ukraine » et est « profondément préoccupée par l’emploi de la force russe qui soulève des problèmes très graves de droit international », a déclaré en audience la juge Joan Donoghue, présidente de la CIJ.

« Je ne m’attendais pas à ce que la Cour aille aussi loin », avoue Bruno Gélinas-Faucher, professeur à la faculté de droit de l’Université de Moncton, qui a déjà travaillé au sein de cette institution. Il salue l’argumentaire « ingénieux » présenté par l’Ukraine en lien avec la Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide. « Habituellement, on voit un État en poursuivre un autre pour l’accuser de génocide », dit le professeur. Cette fois-ci, l’Ukraine estime que la Russie a illégalement justifié son invasion en alléguant à tort un génocide contre les populations russophones dans les régions ukrainiennes de Donetsk et de Louhansk.

La Cour ne s’est pas prononcée sur le fond, mais a jugé avoir suffisamment d’éléments en main pour ordonner l’arrêt des opérations militaires. L’affaire se poursuivra donc devant le tribunal durant les prochains mois. Le verdict pourrait ne pas être rendu avant des années.

Et le Canada pourrait jouer un rôle de premier plan dans cette action en justice, dit Bruno Gélinas-Faucher. « Il y a un précédent très intéressant qui s’est présenté l’année dernière. Une action a été intentée devant la CIJ contre la Birmanie pour des allégations de génocide contre le peuple des Rohingya. Plusieurs observateurs étaient d’avis que le Canada aurait pu intenter cette action, parce que [l’ambassadeur du Canada aux Nations unies] Bob Rae s’était beaucoup impliqué. Finalement, c’est un pays africain, la Gambie, qui a déposé l’action au nom de la communauté internationale. »

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Des pompiers tentent de contenir un incendie à Kharkiv, deuxième ville d’Ukraine.

« Cependant, le Canada et les Pays-Bas ont déclaré qu’ils allaient intervenir dans l’action contre la Birmanie », précise l’avocat. « Ce que ça veut dire ? Ça veut dire qu’un pays apporte son appui à une cause non seulement avec des déclarations politiques, mais aussi sur le plan juridique, pour appuyer les arguments mis de l’avant par une autre partie. »

C’est une démarche assez rare. Le fait que le Canada en ait fait l’annonce l’année dernière est un précédent très important.

Bruno Gélinas-Faucher, professeur à la faculté de droit de l’Université de Moncton

Joint par La Presse mercredi soir, Bob Rae n’écarte pas l’idée que le Canada puisse intervenir au côté de l’Ukraine devant la Cour internationale de justice.

« C’est quelque chose dont on discute activement. Je ne peux pas faire une annonce, mais je peux vous dire qu’on en parle au gouvernement, et aussi avec d’autres pays », a-t-il dit.

Sur le terrain

Maintenant, qu’est-ce que cette décision changera sur le terrain ? Mercredi, selon l’armée ukrainienne, des civils fuyant Marioupol par un couloir humanitaire ont été bombardés. À Kyiv, des obus sont tombés sur des zones à l’intérieur et autour de la ville, y compris un quartier résidentiel à 2,5 km du palais présidentiel. À Tchernihiv, dans le nord du pays, une dizaine de personnes ont été tuées alors qu’elles faisaient la queue pour du pain, a indiqué le bureau du procureur général ukrainien.

Les jugements de la CIJ ont beau être « contraignants et sans appel », la Cour n’a aucun moyen de les faire respecter…

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Les rues de Kyiv étaient pour la plupart désertes, mercredi, en raison d’un couvre-feu de 35 heures instauré mardi soir.

« Cependant, la Russie est de plus en plus isolée, non seulement sur le plan économique du fait des sanctions, mais également du point de vue juridique », observe Vladyslav Lanovoy, professeur à la faculté de droit de l’Université Laval.

Les obligations énoncées par la CIJ sont claires, et la Russie a intérêt à s’y conformer.

Vladyslav Lanovoy, professeur à la faculté de droit de l’Université Laval

La Russie, qui ne s’est pas présentée aux audiences pour présenter sa défense, avait envoyé une requête pour contester la compétence de la Cour dans cette affaire. Cette requête a été rejetée mercredi.

Le poids de ce jugement s’ajoute aux autres pressions politiques et économiques exercées jusqu’ici. « On a ici un tribunal qui a évalué une preuve et qui donne l’impulsion nécessaire pour confirmer l’absence de toute validité ou de tout prétexte sur lequel la Russie pourrait se fonder », dit M. Gélinas-Faucher. « Et ça pourrait pousser d’autres institutions, d’autres États à se prononcer », ajoute-t-il, comme l’Inde, qui a refusé jusqu’ici de condamner Moscou.

Seuls deux juges sur quinze – soit ceux qui représentent la Russie et la Chine – n’ont pas approuvé l’ordonnance. « Mais il faut noter qu’il y a des juges d’un peu partout qui ont voté en sa faveur, des juges africains, européens, asiatiques… », dit M. Gélinas-Faucher. « Ce jugement va envoyer un message très puissant pour permettre de continuer à mettre de la pression sur le régime de Vladimir Poutine. »

Avec l’Agence France-Presse

Pourparlers autour d’un statut neutre

En marge des pourparlers qui ont lieu entre la Russie et l’Ukraine, le porte-parole du Kremlin, Dmitri Peskov, a déclaré mercredi que les négociateurs discutaient désormais d’un « compromis » qui ferait de l’Ukraine un pays neutre, sur le modèle de la Suède et de l’Autriche. Sans démentir la tenue de discussions sur une neutralité de l’Ukraine, le négociateur en chef ukrainien, Mykhaïlo Podoliak, a rejeté « un modèle suédois ou autrichien » et insisté sur des « garanties de sécurité absolues » face à la Russie. Pour le professeur Vladyslav Lanovoy, de l’Université Laval, le concept de neutralité proposé par les Russes doit être étudié avec prudence. « Que veut dire une neutralité si, dorénavant, l’Ukraine ne peut plus prendre de décisions politiques concernant son association avec une organisation internationale ? Ça toucherait au cœur même de ce qu’est la souveraineté, celle de chaque État à décider librement de ce qui est le mieux pour son peuple », dit-il. « Il faut se méfier de ce genre de position trop large… »

Judith Lachapelle, La Presse