Derrière les chiffres contradictoires dressant le bilan des pertes de vie chez les militaires russes depuis le début de l’offensive contre l’Ukraine, se profile une autre guerre, psychologique celle-là. Elle cible une opinion publique russe traumatisée par les conflits passés et le mépris historique pour la vie des soldats qui se battent pour Moscou.

Pendant plusieurs jours, le Kremlin n’a pas dit un mot sur les soldats russes tués ou blessés en Ukraine. C’était comme si la question ne se posait pas.

Puis, au quatrième jour de l’offensive, les autorités russes ont évoqué du bout des lèvres la présence de victimes parmi les militaires.

Et ce n’est que mercredi, sept jours après l’invasion de l’Ukraine, que le ministère de la Défense de la Russie a mis des chiffres sur cette réalité. Son bilan : 498 soldats tués et 1597 blessés sur le sol ukrainien.

C’est loin, très loin des estimations publiées chaque jour par les autorités ukrainiennes. Selon la dernière, jeudi, 9000 soldats russes auraient péri en huit jours. Une moyenne de plus d’un millier de soldats tués chaque jour.

Ça semble énorme.

Qui dit vrai ? Impossible à dire avec certitude. La vérité se situe probablement quelque part entre ces deux extrêmes.

Cela dit, le fait même que le Kremlin ait chiffré à des centaines le nombre de morts, alors que la population russe vit dans une « bulle d’information » où l’offensive déclenchée le 24 février est présentée comme une « opération limitée contre des néonazis », indique que le nombre de soldats morts au combat est probablement beaucoup plus élevé qu’on ne le dit à Moscou, souligne Anna Colin Lebedev, politologue française spécialiste des conflits dans les sociétés postsoviétiques, rattachée à l’Université Paris Nanterre.

Je ne serais pas surprise que le chiffre de 6000 soit proche de la réalité.

Anna Colin Lebedev, politologue

C’était ce qu’annonçait le président ukrainien Volodymyr Zelensky, mercredi, avant de hausser le bilan à 9000 morts, le lendemain. Un haut gradé du renseignement occidental cité anonymement par le Globe and Mail estimait lui aussi que ce bilan était réaliste et l’établissait à 5800 morts, en date de mardi.

Morts anonymes

L’écart entre les deux bilans n’est pas étonnant. L’armée russe a souvent sous-estimé le nombre de militaires tombés dans des conflits passés, tant en Afghanistan, de 1979 à 1989, qu’en Tchétchénie dans les années 1990.

Les corps des soldats russes étaient alors souvent laissés sur les champs de bataille ou enfouis dans des fosses communes sans avoir été identifiés, ce qui laissait leurs proches dans le noir, explique Anna Colin Lebedev.

« La faible préoccupation pour la vie individuelle des soldats russes est une constante depuis l’époque soviétique », résume l’auteure du Cœur politique des mères, un essai sur l’histoire du Comité des mères de soldats de Russie qui s’étaient élevées contre les mauvais traitements infligés à leurs fils.

Les combattants tchétchènes avaient à l’époque appelé les mères de soldats russes à venir chercher leurs fils, morts ou vivants, en Tchétchénie.

Venues à Grozny, au milieu des années 1990, « ces femmes ont raconté avoir vu la terre jonchée de corps décomposés que personne ne s’était soucié de ramasser », raconte Anne Colin Lebedev.

Leur indignation avait conduit à ce que la chercheuse décrit comme un « soulèvement » dans l’opinion publique russe. Les mères de soldats avaient exigé que les restes humains soient recueillis et identifiés.

Pendant plusieurs années, le « laboratoire 124 » a tenté de redonner une identité et une dignité à ces soldats russes qui avaient été lancés dans une offensive contre les indépendantistes tchétchènes.

Cette « humanisation » de l’armée russe n’a pas duré, déplore la chercheuse.

« À un moment donné, on a fermé le frigo et on a enterré tout le monde ensemble. »

Avec la guerre du Donbass qui a commencé en 2014 dans l’est de l’Ukraine, les soldats russes disparus étaient de nouveau enterrés dans des tombes anonymes ou présentés comme de simples vacanciers, voire des déserteurs.

Pas étonnant que le sort de ceux qui ont été lancés à la conquête de l’Ukraine, le 24 février, soit un sujet ultrasensible.

Site de recherche

Dès les premiers jours de l’invasion russe, le gouvernement ukrainien a invité les proches de soldats engagés en Ukraine à tenter de les retracer via un site propre, 200rf.com.

Le nom du site réfère au code donné aux corps de soldats russes qui se faisaient rapatrier à Moscou lors de conflits passés. Le symbole est lourd.

Kyiv a aussi lancé un appel aux mères de soldats russes, leur disant de venir chercher leurs fils en Ukraine – faisant écho à l’appel des Tchétchènes il y a plus d’un quart de siècle.

Les autorités ukrainiennes veulent créer un lien non seulement avec la guerre en Tchétchénie, mais aussi avec celle en Afghanistan, note Maria Popova, spécialiste de l’Europe de l’Est à l’Université McGill.

« Ce n’est pas seulement une question de chiffres. Beaucoup pensent que la guerre en Afghanistan a précipité la fin du régime soviétique », dit Maria Popova.

En d’autres mots, Kyiv se livre aussi à une guerre psychologique. Il espère affaiblir le régime de Vladimir Poutine.

D’ailleurs, le site 200rf.com n’est pas uniquement un outil de recherche pour les familles ayant perdu contact avec leurs proches engagés en Ukraine.

On y présente aussi des vidéos de prisonniers de guerre russes interrogés par leurs geôliers ukrainiens. Ils doivent décliner leur nom, leur lieu de résidence, leur date de naissance.

L’un d’entre eux se fait demander quel message il voudrait adresser à ses parents.

« Je ne voulais pas venir ici », lance-t-il en fixant la caméra.

Soldats russes

Anna Colin Lebedev constate que ces soldats capturés viennent souvent de villages isolés, que beaucoup disent qu'ils ignoraient où ils seraient déployés et qu’ils arriveraient en terrain hostile.

Ils vivaient dans la pauvreté, et l’armée, pour eux, représentait une possibilité d’ascension sociale.

Anna Colin Lebedev, politologue

Même si le site 200rf.com a déjà été bloqué en Russie, les vidéos de soldats circulent massivement sur des réseaux sociaux tels TikTok et Telegram, encore actifs, du moins pour l’instant.

Cette initiative ukrainienne vise deux objectifs, selon Anna Colin Lebedev. « On veut donner de l’énergie aux combattants ukrainiens en leur montrant qu’il y a beaucoup de pertes dans l’armée russe et que les soldats sont misérables. »

Mais l’initiative cible aussi l’opinion publique russe. « On veut encourager la protestation. »