(Canterbury) Elle s’arrête à notre table, comme surgie de nulle part. D’une petite voix de souris, elle demande si on peut lui donner le morceau de toast qui traîne dans notre assiette.

« C’est pour nourrir mes mouettes. Un beau petit couple. Je les adore. »

Avec plaisir, madame. Elle met le pain dans son sac en plastique, puis on commence à jaser… pour le meilleur et le moins bon.

C’est notre première visite au Royaume-Uni depuis quatre mois. Le pays vient de lever les mesures de quarantaine et commence à se rouvrir. Quarante-cinq mille morts plus tard, on est encore loin d’un retour à la normale. Les services douaniers britanniques sont devenus paranoïaques, il faut remplir des kilomètres de paperasse pour entrer dans le pays.

Quand on arrive à Canterbury, ville carte postale réputée pour sa cathédrale, beaucoup de commerces de la rue principale sont encore fermés ou en voie d’être « remis à neuf ». Idem pour les restaurants. Les boutiques pour touristes, elles, sont complètement vides.

« Comment voulez-vous redémarrer quand il n’y a plus de clients ? », nous explique le patron du café Panteli’s, l’air penaud. « Regardez. Je peux accueillir jusqu’à 100 personnes. La salle est vide. Heureusement que j’ai quelques tables à l’extérieur… »

C’est justement là qu’on se trouve, à finir notre déjeuner, lorsque apparaît Patricia. Une charmante vieille dame, tirée à quatre épingles. Très chic avec sa grosse fleur rouge dans les cheveux, son foulard bourgeois. Regard intelligent, petites lunettes mauves au bout du nez, canne à la main. Une belle grand-mère, comme dans les films.

Séduits par sa gentillesse, on l’invite à s’asseoir.

On parle de la pandémie, bien sûr. Elle a 83 ans. On lui demande comment elle a vécu ça, à son âge.

Elle n’a pas eu peur. Elle en a vu d’autres.

« La COVID n’est pas pire que la guerre. Quand j’étais petite, je voyais les Spitfire pourchasser les avions de la Luftwaffe dans le ciel de Canterbury. Alors la COVID, vous pensez bien… »

La crise sanitaire lui a quand même laissé un « goût amer ». Pas qu’elle se soit ennuyée. « On ne s’ennuie jamais quand on a un jardin. » Mais elle trouve qu’on s’en est « trop fait » avec cette histoire. « Était-ce bien nécessaire ? »

On parle de ses trois garçons, qu’elle n’a pas vus pendant des mois. Elle vit seule, après avoir été mariée deux fois. Point sensible. Son second mari est mort il n’y a pas si longtemps. Elle soupire.

On parle aussi de Canterbury, où elle a vécu toute sa vie. Elle n’est pas mécontente qu’il y ait moins de touristes. Elle ne regrette surtout pas les groupes d’écoliers français – « des jeunes malpolis ».

Et puis le ton se durcit. La belle image se fissure. À part l’Angleterre, « le meilleur endroit du monde », aucun pays ne trouve grâce à ses yeux. Même pas l’Écosse ou l’Irlande du Nord, qui font pourtant partie du Royaume-Uni.

Le Canada, peut-être ? « Pff… jamais. »

On est à peine surpris quand elle nous parle de son admiration pour la reine et le prince Charles. Mais elle méprise Harry et Meghan, qui vont amener du « sang mêlé » dans la famille royale. Ces deux-là n’ont plus aucune valeur à ses yeux. « Qu’ils restent où ils sont. »

Et le Brexit ? « J’ai voté pour, évidemment. » Ah bon ? Pourquoi ? « Pour qu’on se débarrasse de tous ces emmerdeurs. »

Fait-elle allusion aux immigrés ? On n’a pas le temps de lui poser la question qu’une voiture avec deux hommes noirs passe devant nous. « Vous avez vu ? Deux negros… Ces gens-là ne font que des problèmes. »

Un ange passe. Il a des ailes de béton. Voilà donc l’autre visage du souverainisme anglais. Les adeptes du Brexit sont souvent représentés par l’image cliché du hooligan édenté, couvert de tatouages, qui se soûle avec de la mauvaise bière. Ils peuvent aussi ressembler à une charmante vieille dame qui donne du pain aux mouettes. Discrets, gentils, élégants. Mais d’une grande violence.

« Vous n’allez pas un peu trop loin, Patricia ?

– D’habitude, je ne parle pas de ça. Mais avec vous, je peux. Vous venez de loin ! 

– Je suis quand même journaliste…

– Quelle importance ! Je vous offre le café ? »

Du racisme et des statues

Si vous pensiez le racisme moins présent en Grande-Bretagne qu’aux États-Unis, détrompez-vous.

Selon une enquête YouGov parue en juin dans la foulée du mouvement Black Lives Matter, 84 % des Britanniques estiment que le racisme existe toujours au Royaume-Uni… soit la même proportion qu’il y a 30 ans (86 %).

Dans un autre sondage YouGov, on apprend que la moitié des Noirs britanniques disent avoir été victimes de racisme dans la rue ou dans leur milieu de travail.

C’est dire si la situation évolue lentement, bien que des nuances s’imposent.

Certains, en tout cas, n’attendent pas que la société change. La statue de l’esclavagiste Edward Colston, qui avait été déboulonnée et jetée à l’eau dans le port de Bristol, a été remplacée cette semaine par une autre statue, représentant cette fois Jen Reid, une militante Black Lives Matter. Le geste, fait pendant la nuit, a fait beaucoup parler dans les médias britanniques.

PHOTO BEN BIRCHALL, ASSOCIATED PRESS

La statue représentant la militante Jen Reid, à Bristol

La Ville a fait retirer la statue deux jours plus tard, invitant ses auteurs à en faire don au musée local…

En France

Même thème, retour en France.

Le député Alexis Corbière, bras droit de Jean-Luc Mélenchon au sein du parti La France insoumise, demande qu’on revalorise Jean-Baptiste Belley.

Jean-Baptiste Belley est le premier député noir de l’histoire de France. Originaire de Saint-Domingue, l’actuel Haïti, il est élu en 1793, quand l’esclavage est en voie d’être aboli (avant d’être rétabli à nouveau, mais cela est une autre histoire).

Mort en 1805, l’homme a fait l’objet de quelques écrits, mais reste très peu connu du grand public. Le seul portrait qu’on connaît de lui est accroché à Versailles, et « pas du tout mis en valeur », nous explique Alexis Corbière.

M. Corbière aimerait que le tableau soit rapatrié à Paris, à l’Assemblée nationale. Il réclame par ailleurs qu’un salon de la vénérable institution soit rebaptisé du nom de Jean-Baptiste Belley. Dans la foulée de Black Lives Matter, ces gestes auraient valeur de symbole.

D’autres militants ont demandé que la statue de Jean-Baptiste Colbert (1619-1683), auteur du Code noir qui a légalisé l’esclavage en France, soit retirée de l’Assemblée nationale.

Mais M. Corbière jure que sa démarche est différente. « Nous ne cherchons pas à effacer, mais nous pensons qu’il y a des personnages à ajouter. Nous trouvons que la manière dont est transmise l’histoire laisse peu de place à l’histoire populaire, aux opprimés, aux femmes, aux Noirs. Il n’y a pas que l’histoire des vainqueurs, et Belley est une figure qui a lutté pour l’émancipation… »

Sa requête est restée lettre morte. « Un peu dommage », dit le député. Cela aurait le mérite, selon lui, de nourrir le débat sur le racisme et l’identité en France. « Pas pour s’autoflageller, conclut-il, mais pour apprendre et ne pas répéter les erreurs du passé. »