Jeanne Calment était bien Jeanne Calment ! Une étude, publiée lundi, écarte une théorie russe, selon laquelle la doyenne de l’humanité était en réalité sa fille. Nouveau chapitre d’un feuilleton aux allures de roman policier.

Le débat est-il enfin clos ? Ou faudra-t-il exhumer son corps pour avoir le fin mot de toute l’histoire ? La question est posée, alors qu’une nouvelle étude vient d’être publiée sur le cas Jeanne Calment.

Qui ça ? Mais oui, Jeanne Calment. Rappelez-vous. Cette très, très vieille Française est morte en 1997, à 122 ans et 165 jours. Son exceptionnelle longévité l’avait rendue mondialement célèbre et pour cause : elle est, à ce jour, l’être humain qui a vécu le plus longtemps.

Jusqu’ici, personne n’avait remis en question la validation de son âge canonique. Mais une étude russe, publiée en décembre dernier, a réveillé les morts, puisqu’elle remettait en cause l’identité même de la supercentenaire.

L’affaire suscite depuis un vif intérêt dans la presse internationale, en plus de provoquer la controverse dans la communauté scientifique. Alors que deux équipes de chercheurs s’éreintent mutuellement, Jeanne Calment doit se retourner dans sa tombe.

La thèse russe

En décembre 2018, Nikolay Zak et Valeri Novosselov jettent un pavé dans la mare.

Dans un texte publié dans Rejuvenation Research, revue scientifique consacrée à la longévité, le gérontologue et le mathématicien affirment que la super-hyper centenaire était en fait sa fille Yvonne, qui aurait pris la place de sa mère morte en 1934, et vécu 63 ans sous son identité. Motif probable de la supercherie : Yvonne voulait éviter de payer des taxes sur la succession.

La démonstration des deux Russes repose sur une quinzaine d’arguments. Parmi ceux-ci, les souvenirs imprécis de la vieille dame, des signes physiques qui ne concordent pas et des invraisemblances sur sa carte d’identité. Leur théorie est soutenue par les recherches de Yuri Deigin, passionné de thérapie génique, qui ajoute son grain de sel en comparant un certain nombre de photographies.

Il n’en fallait pas plus pour faire hurler les Français. Les médias sautent sur l’os, tandis qu’un groupe de « contre-enquête » se forme sur Facebook afin de protéger la mémoire de la pauvre Jeanne.

La riposte française

Neuf mois plus tard, voici que le milieu scientifique riposte à son tour.

Dans une enquête franco-suisse publiée lundi dernier dans Journal of Gerontology, quatre experts déconstruisent point par point la thèse russe, qu’ils estiment « sans fondement ».

Pour étayer leur recherche, les auteurs ont exhumé maints documents d’archives, dont un acte notarié mettant à mal l’hypothèse de la fraude fiscale, et un article de journal de 1934 évoquant les obsèques d’Yvonne, morte à l’âge de 36 ans. Il y avait là une foule « particulièrement nombreuse », disent-ils. Difficile d’imaginer que tous ces témoins n’aient pas remarqué la supercherie, « à moins d’accepter l’idée de la complicité de dizaines de personnes ».

Méthodologie à l’appui, l’étude affirme en outre que, contrairement à ce qu’affirment les chercheurs russes, il est statistiquement possible qu’un humain puisse vivre jusqu’à 122 ans, même si les chances ne sont que de « 1 sur 10 millions ».

Pour l’épidémiologiste Jean-Marie Robine, coauteur de l’étude joint par téléphone, il n’y a donc plus de débat possible.

L’hypothèse russe n’est qu’une longue liste d’arguments qui ne reposent sur rien… Ces gens sont dans la croyance pure.

Jean-Marie Robine, épidémiologiste

Un petit bout de Jeanne Calment

L’histoire pourrait s’arrêter là. Mais les chercheurs russes persistent et signent.

Interrogé par La Presse, Yuri Deigin estime que les contre-arguments franco-suisses sont « faibles », même s’il reconnaît que l’article contient de « nouveaux éléments d’information ».

Même son de cloche chez Nikolay Zak et Valeri Novosselov, qui jugent l’étude « très faible et mal cousue », l’accusant même de contenir de nombreuses « erreurs et lacunes ».

Ces commentaires froissent visiblement Jean-Marie Robine, dont la rigueur scientifique est ici remise en question. Selon le directeur de l’Institut national de la santé et de la recherche médicale (INSERM), qui avait covalidé l’âge de Jeanne Calment à l’époque, il n’y a en réalité « aucun débat », puisque ses adversaires n’ont « aucune formation, aucun antécédent dans la recherche ».

À la question : « pourquoi autant d’obstination de leur part ? », le chercheur français émet l’hypothèse que ceux-ci aient été commandités par le rédacteur en chef de la revue Rejuvenation Research, le biogérontologue britannique Aubrey de Grey, afin de « déstabiliser la communauté scientifique et d’accéder au sang de Jeanne Calment ».

À ce stade-ci, difficile de savoir si l’on est dans le débat ou le roman policier. Il faut savoir qu’Aubrey de Grey, sorte de Raspoutine du transhumanisme (rapport à la barbe), est l’une des figures emblématiques de la recherche contre le vieillissement. Cet ancien informaticien prétend que l’être humain pourra un jour vivre jusqu’à 1000 ans par une simple reprogrammation des cellules.

Même s’il est prouvé que la longévité est attribuable à une multitude de facteurs, un petit bout de Jeanne Calment pourrait en effet lui permettre d’approfondir ses recherches sur le secret de la vie éternelle. D’où les accusations de Jean-Marie Robine…

Exhumer les corps ?

Il va sans dire qu’une analyse d’ADN serait la meilleure façon de clore le débat.

C’est l’avis de Yuri Deigin, qui craint que « sinon, le mystère reste entier ».

C’est aussi l’avis de certains chercheurs, comme Michel Poulain, démographe et professeur émérite à l’Université catholique de Louvain, en Belgique.

Pour ce chasseur de supercentenaires, seuls des tests de séquençage génétiques permettront d’être « sûrs à 99 % de la vérité » et d’ainsi « clouer le bec aux camarades russes ».

Le problème, c’est que les héritiers (lointains) de Jeanne Calment s’opposent à ce qu’on ouvre les cercueils de la doyenne et de sa fille, enterrés dans le même caveau au cimetière d’Arles (sud de la France). Seul un décret ministériel pourrait permettre leur exhumation, scénario pour l’heure improbable.

Du sang bien gardé

On pourrait toujours se rabattre sur les échantillons de son sang, apparemment conservés à la Fondation Jean Dausset, à Paris, depuis les années 90. On avait alors fait des prélèvements sanguins sur la vieille dame, dans le cadre d’un projet sur les supercentenaires baptisé Chronos.

Mais l’institution refuse de confirmer si elle possède encore le sang en question. Un silence qui s’explique : « Techniquement, cet échantillon devait être détruit après la recherche, résume Jean-Marie Robine. S’il ne l’a pas été alors qu’il devait l’être, ils sont dans une situation légale, scientifique et éthique discutable. »

En attendant le dénouement de cette étrange histoire, Michel Poulain accorde au moins ceci aux chercheurs russes : pour controversée qu’elle soit, leur étude aura au moins permis d’en savoir plus sur… la doyenne de l’humanité.

« Est-ce que leur recherche est meilleure ? Je n’en sais rien. Mais depuis qu’ils sont intervenus, on a trouvé un ensemble d’informations supplémentaires sur la vie de Jeanne Calment. Tous ces éléments ont apporté de l’eau au moulin des experts consultés. Ça a fait bouger un tas de choses. C’est le gros point positif… »

« Une validation n’est jamais définitive »

Certes, il y a les actes de naissance. Mais quand il s’agit de vérifier l’âge d’un supercentenaire, la marge d’erreur reste une réalité. « Une validation n’est jamais définitive, confirme le démographe Michel Poulain. Il se pourrait toujours qu’il y ait une probabilité infime qu’on trouve le truc par lequel c’est faux. » Selon l’expert, plus l’âge est élevé, plus il y a des chances qu’il soit erroné. Les cas de faux centenaires sont nombreux. Certains relèvent de la fraude. D’autres de l’erreur sur les registres officiels. Un cas célèbre reste celui du Québécois Pierre Joubert, né en 1701, qu’on croyait à tort être mort à l’âge de 113 ans, exploit homologué par le Livre Guinness des records. Vérification faite, il avait en réalité… 67 ans.