Voilà trois jours qu'a eu lieu la pire attaque terroriste des dernières décennies en Tunisie, mais le pays réagit encore lentement. Le gouvernement parle d'augmenter les mesures de sécurité, mais on les voit toujours très peu. Est-ce réellement de nouveau un pays sécuritaire? Notre correspondante a rencontré une victime et posé ces questions à Sousse, là où a eu lieu l'attentat terroriste.

Dans le secteur orthopédique de l'hôpital public universitaire de Sahloul, Lutfi Guiga, chauffeur de taxi aux mains blessées, attend appuyé sur un mur avec son beau-frère, l'air inquiet, mais surtout très triste. Sa femme, Imen, est dans une chambre, juste en face.

On ne craint pas pour sa vie, mais vendredi, dans l'attentat terroriste, elle a été blessée à plusieurs endroits sur la jambe, la hanche, le bras, l'épaule.

Lutfi Guiga attend parce que des infirmières changent les bandages de sa femme et qu'on a demandé aux hommes de sortir de la pièce.

Si le chauffeur de taxi de Sousse a une main bandée et l'autre tout enflée, c'est parce qu'il s'est fait mal en sautant par-dessus un des murs d'enceinte des jardins de l'hôtel Imperial Marhaba, pour aller chercher Imen, la mère de ses trois filles âgées de 9, 7 et presque 3 ans, qui travaillait à l'administration de l'hôtel où a eu lieu la dernière tuerie terroriste en Tunisie.

Elle a été blessée par des éclats quand le tueur a tiré autour d'elle.

Dans la chambre d'hôpital, six femmes en tenue traditionnelle entourent la blessée de 35 ans. Toute sa famille est là.

Imen parle français, mais l'effort est trop grand pour la blessée. Elle préfère raconter en arabe comment, vendredi dernier, elle venait de prendre connaissance de l'attentat en France, quand elle a vu des clients arriver en criant dans l'hôtel. Elle était à l'étage supérieur, dans les bureaux administratifs de l'entreprise, mais pouvait les voir et les entendre hurler au rez-de-chaussée.

«On a alors commencé à faire sortir les clients, on se hâtait. On ne s'attendait pas à ce qu'il vienne en haut.»

Et puis il est arrivé.

Le tueur.

Le jeune étudiant silencieux, avec des cheveux très noirs, bouclés, et un visage «rempli de rage» quand Imen le regardait tirer. «Il ne parlait pas. J'ai été blessée par des éclats, mais il n'a pas tiré sur moi», raconte-t-elle.

Mais il a failli.

«Il tirait partout, mais à un moment, il a pointé sa kalachnikov sur moi. J'ai commencé à crier, à l'implorer de ne pas me tuer, à prier. J'étais en panique. Il m'a regardée, a hésité, ne m'a rien dit, et finalement il m'a fait un signe avec sa main qui voulait dire «c'est bon». Et effectivement, il m'a laissée tranquille. Le geste voulait dire «je t'épargne».»

«Parce qu'il a vu que vous êtes Tunisienne?»

- Oui, je crois que c'est ça.

Mais Imen ne pensait pas qu'il l'abandonnerait. «Je me suis dit: «Il aura peur que je le dénonce», car je savais maintenant qui il était. J'avais vu son visage.»

Mais elle a eu la vie sauve.

Déjà en communication avec son mari avant que le tueur n'atteigne son bureau, elle le rappelle. Il lui promet de venir la chercher, mais il est bloqué par la police à l'entrée de la rue menant vers l'hôtel. Il abandonne son taxi, part en courant. «C'est pour ça que j'ai sauté le mur pour aller la prendre», raconte Lufti Guita.

«Moi, ajoute Imen, je ne savais pas où aller, j'étais perdue dans cet hôtel où je travaille pourtant depuis longtemps.»

En attendant son mari, elle est finalement partie dans le sous-sol se cacher avec une collègue. Quand Lutfi est arrivé, c'est lui qui l'a mise dans une des ambulances arrivées sur les lieux et qui l'a ainsi amenée à l'hôpital.

Couchée, faible, visiblement très endolorie, Imen laisse son beau-frère nous parler. Dandana Mabrouk, le mari de sa soeur, veut nous inviter à manger chez lui, un couscous, de la mechouia, un peu plus tard, dès que le jeûne du ramadan sera rompu.

«Je veux le dire, et je le répèterai toujours, ce ne sont pas des musulmans, les gens qui font des attentats, dit-il. Ce ne sont pas les Tunisiens. Les Tunisiens accueillent tout le monde. Vous, les visiteurs, les étrangers, vous serez toujours les bienvenus. On voudra toujours vous recevoir.»

Pas d'urgence d'agir malgré les attaques, rage un leader politique

On aurait pu s'attendre à voir des dizaines et des dizaines de policiers, des militaires, des sbires de toutes natures et de tous formats, aux abords du site de l'attentat terroriste de vendredi. On aurait pu s'attendre à des fouilles, à des barrages policiers partout en ville, aux abords de l'aéroport, à des demandes constantes de documents d'identité...

En fait, tôt hier matin, le site du massacre n'était encerclé que par un mince cordon de plastique. Les autres scènes de crime étaient toujours pratiquement en accès libre et pour la présence militaire et policière, il fallait ouvrir les yeux.

Pour Samir Taïeb, le secrétaire général de la Voie démocratique et sociale, important parti de gauche tunisien, c'est parce que le pays ne réagit pas vraiment encore à l'urgence, ne saisit pas l'impératif d'agir, rapidement, efficacement, stratégiquement, contre les terroristes.

«La première chose qu'on doit encore faire, c'est surtout, d'abord et avant tout, reconnaître qu'on est en guerre. En guerre contre tous les terroristes. Ça prend un nouvel état d'esprit dans le pays», a expliqué le leader politique en entrevue avec La Presse.

«On tire des conclusions, maintenant? On aurait dû les tirer il y a trois mois, après l'attentat du Bardo!»

Le Bardo, c'est le célèbre musée de Tunis où 21 touristes ont été tués par des terroristes, le 18 mars dernier.

En guerre

M. Taïeb est en colère. Colère contre un système qui ne reconnaît pas l'urgence. Colère contre ceux qui attendent que les autres agissent à leur place. «C'est toute la société qui doit se mobiliser, lance-t-il. C'est une guerre pour tout le monde.»

Que faire alors, comment l'hôtellerie doit-elle équiper ses gardiens, comment faut-il multiplier les postes de surveillance?

«Vous parlez de mesures concrètes. Moi, ce que je dis, c'est qu'il faut d'abord une prise de conscience sur le fait que nous sommes tous en guerre contre le terrorisme. Il faut un changement d'attitude.

«Et le prix de notre prise de conscience est déjà assez élevé. En morts, en pertes, notre tourisme, notre moral. Ces gens-là ont des stratégies. Nous aussi, il nous faut une stratégie.»

Pression des voyagistes

Sur le terrain, ceux qui ont le plus de stratégie, dirait-on, ou peut-être ceux qui sont le plus en proie à la panique organisée, ce sont les voyagistes.

Plusieurs fois, leurs agents sont intervenus pour nous empêcher de faire des entrevues avec des vacanciers.

Plusieurs fois, on les a croisés à l'hôpital, surveillant étroitement à qui parlaient les blessés, qui étaient les journalistes en conversation avec les vacanciers touchés, renvoyant tout le monde au même numéro de téléphone d'un certain bureau central, auquel les appels sont restés sans réponse.

Il fallait presque que les voyageurs touchés par l'attentat se mettent à l'écart, pour parler aux reporters. «J'ai peur», commente l'une d'elles, avant de rencontrer le regard courroucé de l'agent de son voyagiste.

La Tunisie va armer sa police touristique et déployer un millier d'agents de sécurité supplémentaires pour protéger hôtels, plages et sites touristiques. C'est la première fois, selon les autorités, que la police touristique va être armée. Le ministère du Tourisme a précisé que 1000 agents de sécurité armés viendraient renforcer à partir du 1er juillet la police touristique, et seraient déployés à «l'intérieur et à l'extérieur des hôtels», sur les plages et dans les sites touristiques et archéologiques. AFP

PHOTO DARKO VOJINOVIC, AP

Un policier tunisien patrouillait hier sur la plage devant l'hôtel Imperial Marhaba. Un millier de policiers supplémentaires seront déployés autour des lieux touristiques à compter de mercredi, a annoncé le gouvernement.