Couturière, caissière, traductrice, cuisinière et avocate, Kim Thuy a exercé de nombreux métiers avant de devenir écrivain. Originaire du Viêtnam où elle passe son enfance, elle fuit avec sa famille le régime communiste. Après plusieurs mois passés dans un camp de réfugiés en Malaisie, elle arrive au Québec à l'âge de 10 ans. En 2009, elle couche sur papier son premier roman, Ru, un immense succès commercial et critique. Elle a remporté plusieurs prix, dont celui du Gouverneur général. Pour ce cahier spécial,  La Presse lui a demandé d'écrire une oeuvre inédite sur le thème du 11-Septembre.

Au moment où les tours étaient éventrées par le nez des avions et sectionnées par leurs ailes, j'étais dans une ferme, dans un coin reculé de l'Italie, où les vaches portaient des noms mignons et où les poules couraient dans la basse-cour avec les perdrix, les pintades et les dindons. Cette journée-là, le ciel était sage, lent et serein comme un mandala tibétain. Dans les champs, on n'entendait que des rires parce que la fermière ne parlait ni l'anglais ni le français et que mon italien se limitait aux noms des pâtes. Les herbes folles nous chatouillaient les pieds et les brises, les nuques dénudées. Au milieu de ce moment suspendu dans le temps, le mari de la fermière est venu nous prendre par la main pour nous traîner jusqu'à la seule petite télévision oubliée dans le fond de la salle commune. Les images étaient floues, poussiéreuses et enfumées. Je reconnaissais Manhattan grâce aux immeubles autour des deux tours. Nous étions plusieurs devant l'écran. Mais, personne ne parlait. J'étais convaincue qu'il s'agissait d'un film de science-fiction, un genre de cinéma qui m'est toujours resté mystérieux. Je ne réussis jamais à différencier le méchant du bon, identifier le héros et le diable, séparer l'allégeance de la vengeance même si le rôle de chacun y est toujours clairement établi, annoncé et présenté. Peut-être que les bruits assourdissants des explosions, les directions multiples des tirs de lasers et le vide des trous noirs m'étourdissent trop. Ou peut-être que je ne m'y retrouve pas parce que les pouvoirs excessifs de ces personnages sont toujours surhumains, de même que leurs désirs de conquête. C'est pourquoi j'ai quitté la salle parce que la fumée de l'incendie, l'effondrement des tours, la panique des gens ressemblaient aux effets spéciaux d'un mauvais film. Je refusais de croire que quelqu'un ait eu cette idée, que des humains se soient assis autour d'une table pour dessiner ce plan d'attaque, que des gens aient désiré une telle destruction. Je suis douée d'aveuglement volontaire, un don naturel, comme les faons et les autruches, alors je pouvais fermer les yeux. Ou peut-être suis-je trop petite, trop naïve, trop ignorante pour avoir la capacité de comprendre des événements qui dépassent mon imagination.

Je suis repartie le lendemain à Rome pour retourner chez moi. Cette année-là, j'habitais Bangkok, dans une tour qui surplombait un quartier aux toits en feuilles de tôle ondulée, rouillées et certainement trouées par la corrosion. Ma vie s'écoulait à l'abri d'une barrière gardée par des hommes en uniformes bien repassés. Mon quotidien se déroulait au dixième étage, en dessous d'une terrasse et d'une piscine, à côté des cuisines en marbre, au milieu des femmes lourdes de jades et de diamants. J'étais loin de la réalité. Alors, je me permettais de ne pas écouter CNN, ni la BBC. Je lisais le International Herald Tribune, mais jamais les premières pages. J'ouvrais The Economist à l'envers, en commençant par la page nécrologique et en m'arrêtant au milieu. J'avais l'excuse de ne pas parler le thaïlandais et aussi, d'avoir des nausées, des étourdissements, des vomissements pour me soustraire aux mots trop lourds et aux images trop vives. Je restais en boule, en retrait des chavirements, comme mon fils dans mon ventre. Je sortais rarement de la maison parce que je ne comprenais pas pourquoi des vendeurs souriants offraient, dans les rues, des t-shirts avec le visage d'Oussama ben Laden montré en tant que vilain dans une main et en héros, dans l'autre. J'aurais pu leur poser des questions. Mais, je ne l'ai pas fait parce que je ne voulais pas choisir le bon ou le méchant, nous réduire à ces deux seuls qualificatifs. Je suis restée dans l'ignorance.

L'année suivante, j'ai quitté Bangkok pour revenir chez moi, à Montréal. Je me suis rapprochée de New York, de mon oncle favori qui y habite depuis une vingtaine d'années. Depuis, j'ai traversé cette ville en long et en large moult fois, allant d'un building de Frank Gehry dans le Meat Packing District à une des sculptures gigantesques de Richard Serra au Gargosian Gallery, mangeant des noix d'acajou grillées dans la rue, des gnudi au Spotted Pig, des cornets dans le Little Japan. J'ai usé de nombreuses semelles dans cette ville. J'ai pris des autobus, des métros, des taxis pour me lancer dans toutes sortes de directions. Mais, jamais, je n'ai marché jusqu'au Ground Zero. Dans ma tête, les tours existaient toujours, la ville de New York était la même, aussi vibrante, aussi fébrile, aussi libre même si une amie m'a longuement décrit les lourdes ceintures de sécurité dans tout le quartier autour des bureaux des Nations Unies lors d'une réception où elle devait se présenter plusieurs mois après le 11 septembre 2001, et une autre qui avait déposé une demande pour émigrer au Canada, et un autre qui avait un parachute dans son tiroir au travail. Le monde se transformait en zone de guerre sans moi, même si je suivais les nouvelles règles de conduite à la lettre: quand je prends l'avion, je ne porte plus de bijoux, ni de ceinture, ni de parfum; je transpose de la crème dans des bouteilles d'hôtel et je n'offre plus de boîtes de sirop d'érable parce que je me limite à une bagage à main qui s'ouvre rapidement pour les inspections aux douanes. Ainsi, je n'ai jamais eu à constater les changements d'attitude des douaniers, car j'évitais les soupçons, les interrogatoires, les fouilles J'ai pu préserver mon ignorance pendant des années. Mais, comme on le dit souvent, la réalité nous rattrape qu'on le veuille ou pas.

Ma petite famille et moi, nous étions dans un aéroport. Mon cadet avait 7 ans, clairement autiste avec ses index bien enfoncés dans les oreilles. Nous faisions la queue alors que mon fils sautillait nerveusement sur place après avoir vu de loin les gants en latex bleu des inspecteurs. Il a peur des mains gantées des docteurs, celles qui veillent sur son bien-être et des douaniers, celles qui assurent notre sécurité commune. Son anxiété atteignait son sommet quand je lui ai enlevé ses babouches en mousse colorée. Alors, il s'est mis à courir de façon erratique, agitée et brusque, entre les gens et les valises, comme une bête claustrophobe et traquée. Ses pas saccadés et nerveux rendaient son tracé imprévisible. Un voyageur, en essayant de l'éviter, lui a marché sur les pieds, il est tombé. C'était ainsi que mon mari a pu l'immobiliser et lui faire traverser le portique de sécurité. Une femme est venue me dire que j'ai encore de la chance, car elle ne peut plus voyager avec son fils. Il est autiste également et souffre des mêmes peurs que celles de mon fils, mais il mesure six pieds trois. Alors, les douaniers le craignent, avec raison, quand il refuse de se départir de ses trois cuillers qu'il tient en permanence dans sa main gauche. Depuis le 11 septembre 2001, il devient instantanément un danger public et les cuillers, une arme. Peu de temps après ce moment où mes oeillères sont tombées, j'ai entendu deux autres mères parler de leur fils respectif. La première avait un fils qui a péri dans la deuxième tour, après lui avoir laissé un message téléphonique disant qu'il était sauf. La deuxième ne sait pas si son fils est coupable ou non d'actes terroristes reliés à l'attaque. Il attend sa sentence. Les deux femmes se sont rencontrées la première fois en 2002 à l'initiative d'Aicha Al Wafi qui désirait présenter ses condoléances aux familles des victimes. Phyllis Rodriguez était la seule mère présente dans la salle. Phyllis est juive et Aicha, musulmane. Rien n'était prévu pour que ces deux personnes puissent tenir une conversation, ou même juste se saluer. Et pourtant, elles marchent aujourd'hui main dans la main pour sillonner la planète avec leur message sur la tolérance, sur l'apprentissage de l'autre, sur l'ouverture d'esprit parce que toutes deux avaient été saisies par leur regard maternel, cet amour universel qui fait de toute perte d'enfant, peu importe la manière, une seule et même douleur. Phyllis répète souvent que sa souffrance reçoit de la sympathie et celle d'Aicha, de l'hostilité. Le mari de Phyllis a écrit une lettre le 15 septembre 2001 demandant à son président de ne pas participer à la gradation de la haine, de ne pas tomber dans le piège de la vengeance et de la colère, et j'ajouterais peut-être, de ne pas écrire le scénario d'un film de science-fiction. Or, nous aimons le cinéma avec ses héros et ses vilains, et surtout le crime et le châtiment Alors, nous sommes partis en guerre, comme prévu, pour contrôler la violence.

Depuis 10 ans, des cercueils recouverts de drapeaux s'ajoutent aux atrocités du 11-Septembre. Nous nous souvenons de cette date, non pas seulement en son anniversaire, mais à chaque retour d'avion transportant ceux qui avaient pour mission de protéger notre bonheur, de préserver notre innocence.

En 10 ans, combien de mères de plus ont perdu leur enfant? Combien d'enfants de plus sont privés de leur parent? Combien de conjoints de plus pleurent en silence? Certainement beaucoup. Sans aucun doute, beaucoup trop. Alors, peut-être qu'il ne faut pas compter les années en nombre de vies perdues ou de larmes versées, mais compter plutôt les gestes courageux posés par ceux qui ont réussi à trouver le plus petit dénominateur commun entre les fractions et les factions pour considérer l'humain en nous en sa valeur absolue, ni positif, ni négatif, juste humain, comme ce père japonais qui s'entête à construire, malgré les obstacles, malgré la douleur, malgré lui, un centre communautaire en Afghanistan à la mémoire de son fils, réduit en poussière dans les feux du World Trade Center.

Peut-être que notre innocence nous sera redonnée par notre désir de nous surpasser, de la même manière que Minoru Yamasaki, architecte américain d'origine japonaise qui a dessiné, malgré, (ou grâce à?), son acrophobie, les tours les plus hautes du monde. Il a poussé sa peur jusqu'au vertige. Pierre Neumann, un ami poète, vous dirait que le vertige est la vie qui passe entre la lumière du monde et le secret de nos nuits.

Peut-être que le temps nous aidera à devenir l'être que nous sommes: vulnérable et multiple, puissant et incertain, humble et rêveur, fragile et ambitieux, empathique et déterminé, faible et bienveillant, indécent et honnête, déraisonnable et délicat, imparfait et pudique, naïf et combatif, inconséquent et pur, compliqué et complexe, tout et plus. Bien plus, mais peut-être qu'il faudrait absolument éviter d'être surhumain.

Peut-être qu'à la date du 25e anniversaire, le 11 septembre 2026, nous partagerons tous le même ciel bleu, sans nous soucier de ce qui pourrait se cacher dans les talons des bottines, ou dans les trousses de maquillage, ou dans les biberons de lait. J'ai appris dernièrement que Mme Kim Phuc, la petite fille brûlée au napalm en 1972, courant sur l'autoroute 1 près de Saigon, est allée se recueillir, 25 ans plus tard, au Vietnam Veterans Memorial Wall à Washington D.C., avec des vétérans américains, auprès des hommes et femmes qui ont vécu le même passé, le même pan d'histoire, le même drame. Son corps porte encore lourdement les traces de cette guerre mais son visage affiche le sourire de celle qui a su continuer pour recevoir aujourd'hui le regard de ses enfants.