Dans les pires années de violence de la guerre en Irak, en 2006-2007, 3000 civils perdaient la vie chaque mois en Irak. Trois mille victimes innocentes, tuées pour rien, chaque mois: à cette époque, c'était un peu le 11-Septembre tous les jours à Bagdad. Notre chroniqueur brosse le portrait d'une décennie  de pleurs et de peur dans un pays qu'il a visité quatre fois.

Bagdad, février 2011. Cent fois, dans l'auto, au resto, dans des conversations sur tout autre chose, je revenais à brûle-pourpoint sur le sujet. Et le 11-Septembre ?

Quoi, le 11-Septembre ?

Je n'avais pas l'impression que Ziad, Omar, Raghib, Adil et les autres se défilaient - ils n'accrochaient juste pas. Mais enfin ! Vous venez de vivre 10 ans de guerre, et c'est pas fini parce que le 11-Septembre. Saddam a été pendu parce que le 11-Septembre. Toute votre vie a été changée par le 11-Septembre...

Ils ne sont pas sûrs de ça du tout. M'ont fait observer que Bush voulait de toute façon en découdre avec Saddam, finir la job que son père avait bâclée en 1991, lors de la première guerre du Golfe. Voulait le pétrole aussi.

Bon, mettons. Reste que le 11-Septembre marque à jamais la relation des musulmans au reste du monde, que l'Irak, qui était presque laïque, s'est réislamisé...

Là encore, ils m'ont corrigé. Le parti Baas de Saddam était laïque. Les Irakiens sont religieux, ni plus ni moins que le sont les autres Arabes - Égyptiens, Algériens, Syriens...

Quand même ! Le 11 septembre 2001, c'est pas le 23 avril 1967... Ils m'ont regardé. Que s'est-il passé, le 23 avril 1967 ?

Rien, justement.

Et puis, un jour que je ne leur demandais rien, dans l'auto, en revenant d'un reportage, Adil me dit : Combien de morts, déjà, le 11 septembre ?

Autour de 3000.

Nous aussi, 3000, a dit Adil. Dans nos pires années de violence, 2006-2007, on avait 3000 victimes civiles par mois. C'est moins spectaculaire qu'en un jour, mais c'est plus long. Tous les mois, 3000 civils tués pour rien, comme dans les tours de New York, parce qu'ils étaient là quand la bombe a explosé. Ils allaient chercher leur fils à l'école, ils allaient à l'épicerie, à la mosquée, boum. Pendant deux ans, 3000 civils tués chaque mois. Si tu comptes bien, ça nous fait à nous, Irakiens, 24 fois le 11-Septembre. Quand c'est le 11 septembre tous les jours, toute la semaine, toute l'année dans ta cour, t'es moins porté à te souvenir de celui qui a eu lieu une fois, il y a 10 ans, en Amérique. Tu te lèves le matin, c'est le 11 septembre. Tu ne te dis pas ah, tiens, aujourd'hui, Bagdad ressemble à New York le 11 septembre. Tu te dis : c'est comme hier.

Ça s'est beaucoup amélioré, mais il y a quand même eu 4000 civils innocents tués en 2010 en Irak. Et ça, c'est les chiffres « officiels », ceux que donnent les autorités pour montrer que ça s'améliore.

Ici, on n'est pas encore dans les anniversaires comme vous. Ça ne fait pas 10  ans, ça ne fait pas 10 jours. On ne se souvient pas. On est dedans.

Photo: Ayman Oghana, The New York Times

La guerre en Irak n'a pas épargné les enfants. Quelque 800 000 ont perdu au moins un parent, selon les estimations de l'ONU. Et bon nombre ont été amputés après avoir été victimes d'attaques. Certains ont pu obtenir des prothèses et des béquilles via l'ONG américaine Lanterns of Mercy. Et certains ont même recommencé à jouer au soccer comme l'illustrent ces photos d'adolescents prises à Bagdada en février 2011.

Décembre 1997. Bagdad la nuit. Je me joins à un petit groupe de Bagdadis qui regardent un match de foot sur une télé déglinguée, devant une échoppe. Personne ne proteste quand je m'assois sur un tabouret libre, mais personne, non plus, ne répond à mon salut. J'allume assez vite : ils ont peur. Peur d'être vus avec un étranger. Plus tard, ailleurs, je me ferai raconter les disparitions quotidiennes. Un fils, un père ne rentre pas. Deux mois plus tard, la famille est priée de venir chercher le corps de leur parent à telle adresse. Un fonctionnaire leur fera payer la balle qui l'a tué.

Janvier 2000. Bagdad n'en peut plus de l'embargo qui dure depuis 10 ans. Des milliers de gens, beaucoup d'enfants, meurent faute de soins, faute d'eau potable, faute de nourriture. Dans les toilettes d'un hôpital pour enfants que je viens de visiter, je suis en train de pisser à côté d'un pédiatre, qui s'assure que personne ne nous entend: Tout ce qu'on vous a dit aujourd'hui est vrai. Le manque de médicaments de première ligne, le manque d'hygiène, le manque de nourriture, le manque d'eau potable, tout. Mais... Il baisse alors la voix : mais libérez-nous de l'intérieur, et on s'arrangera avec ça.

Bagdad est « libéré de l'intérieur » en mars 2003. On se souvient que George W. Bush avait placé l'Irak dans « l'axe du mal » avec l'Iran et la Corée du Nord, au lendemain du 11 septembre 2001. Bagdad tombe le 9 avril 2003. Le 1er mai, Bush annonce triomphalement « la fin des opérations ». Saddam Hussein est capturé le 13 décembre 2003.

Janvier 2004. Bagdad. Ce soir-là, je vais dîner avec un collègue français à son hôtel. Je reviens au mien à pied juste avant le couvre-feu, 2 ou 3 km dans Bagdad désert sauf les nombreuses patrouilles américaines, qui m'ignorent. Tout est calme. C'est ma foi vrai, on dirait bien que la guerre est finie.

Pourtant, les Irakiens sont mécontents, irritables. Que veulent-ils de plus ? Ne vient-on pas de les délivrer de Saddam ? Pourraient pas dire merci?

Janvier 2004 toujours. Je déjeune dans un restaurant très animé de Fallouja, sur la grande place, où il vient d'y avoir le marché. L'humeur est joyeuse. Dans la rue passe une patrouille américaine à pied. Aussitôt l'atmosphère change complètement dans le restaurant. Mon guide me presse de partir. Je fais une halte à l'école voisine, où un jeune prof me raconte : Des imbéciles, monsieur. Ils ont abattu un chauffeur de taxi qui n'avait pas compris qu'on lui disait d'arrêter. Ils emprisonnent des gens qui travaillaient pour Saddam, ils ne comprennent pas qu'ils n'avaient pas le choix. Ils ne font pas la différence entre sunnites et baassistes, entre la religion et le parti. Ils sont entrés en short dans l'école de filles pour en faire leur quartier général, ce qui a scandalisé toute la ville.

Photo: Ayman Oghana, The New York Times

La guerre en Irak n'a pas épargné les enfants. Quelque 800 000 ont perdu au moins un parent, selon les estimations de l'ONU. Et bon nombre ont été amputés après avoir été victimes d'attaques. Certains ont pu obtenir des prothèses et des béquilles via l'ONG américaine Lanterns of Mercy. Et certains ont même recommencé à jouer au soccer comme l'illustrent ces photos d'adolescents prises à Bagdada en février 2011.

Les Américains ont débarqué en Irak complètement ignorants de la réalité sociale et religieuse du pays. Saddam était sunnite, les sunnites sont nos ennemis, that's it, that's all. De toute façon, sunnites, chiites, Kurdes, ce sont tous des Arabes comme ceux qui ont foutu leurs avions dans les tours du World Trade Center, non ?

Il y aura Abou Ghraïb, il y aura le siège de Fallouja. En novembre 2004, cette guerre que George W. Bush avait déclarée terminée parce qu'il était trop bête pour voir qu'elle n'était pas commencée éclate véritablement.

Deux guerres. Celle que mènent les milices sunnites, les milices chiites et Al-Qaïda contre les Américains. Al-Qaïda qui, en passant, n'était pas en Irak et qui ne s'y est installé que parce que les Américains y étaient aussi. Les Américains sont allés combattre en Irak un terrorisme qu'ils ont eux-mêmes importé... et nourri. Deux guerres, disais-je : la seconde, religieuse, entre chiites et sunnites.

Cinq mille soldats américains sont morts en Irak, 40 000 blessés, estropiés, amputés, paraplégiques. Côté irakien : 100 000 civils tués, selon les chiffres les plus modérés. Un demi-million de blessés.

C'est cher, la démocratie.

Bagdad, février 2011. Rue al-Saadoun. Fait une semaine que je suis en Irak, je n'ai pas encore vu un seul Américain. Soudain, mon portable s'éteint. J'étais en train d'appeler Montréal. La ligne ? Les piles ? Les Américains, m'explique mon fixer. Sûrement un convoi dans les environs. Quand ils se déplacent, toutes les communications sont coupées dans un rayon de 2 km. La mesure n'est pas que sécuritaire ; elle est aussi hautement symbolique.

Le convoi passe - quelques chars américains précédés et suivis d'un détachement de l'armée irakienne. Autre image symbolique : huit ans plus tard, les Américains ont besoin de la protection de l'armée irakienne pour circuler dans ce pays qu'ils sont venus... délivrer. Pas de manifestation à leur passage, juste une hostilité silencieuse, manifeste.

Merci de nous avoir délivrés de Saddam, mais maintenant, s'il vous plaît, foutez le camp. On pense aux sangsues médicinales qui sucent le bobo du patient. Le bobo parti, on n'a qu'une hâte : se débarrasser de ces sangsues gorgées de sang.

Photo: Ayman Oghana, The New York Times

La guerre en Irak n'a pas épargné les enfants. Quelque 800 000 ont perdu au moins un parent, selon les estimations de l'ONU. Et bon nombre ont été amputés après avoir été victimes d'attaques. Certains ont pu obtenir des prothèses et des béquilles via l'ONG américaine Lanterns of Mercy. Et certains ont même recommencé à jouer au soccer comme l'illustrent ces photos d'adolescents prises à Bagdada en février 2011.

Qu'enseigne-t-on aux jeunes Irakiens ? Que leur dit-on des Américains ? Envahisseurs, libérateurs ? De Saddam Hussein ? De la guerre chiites-sunnites ? Des attentats ?

L'autorisation d'entrer dans les écoles m'ayant été accordée trop tard, j'ai posé la question aux profs. Que disent vos livres d'histoire ?

On n'écrit pas des livres d'histoire pendant qu'elle se fait !

Mais vous, que dites-vous à vos élèves ?
Absolument rien. On évite le sujet.

Pourtant, les enfants doivent bien vous poser des questions ? Une bombe saute dans le quartier où vous enseignez, 35 morts, vous dites quoi à vos élèves ?

Les profs de mon école (chiite) et moi, on va leur dire que ce sont des terroristes qui ont fait ça. Dans le quartier voisin, disons al-Mansour pour ne pas le nommer, on va sûrement leur dire que sont des résistants qui défendent l'Irak contre les traîtres qui ont vendu leur pays aux Américains.

Mais, le plus souvent, on évite le sujet, de peur que nos propos alimentent des querelles religieuses.

Sur le mur de béton qui protège un poste de police voisin d'une école, j'ai lu cette inscription en anglais et en arabe, en immenses lettres rouges : «Don't get close we have authorisation to kill.» Les enfants ne vous demandent pas pourquoi?

Non.

Photo: Ayman Oghana, The New York Times

La guerre en Irak n'a pas épargné les enfants. Quelque 800 000 ont perdu au moins un parent, selon les estimations de l'ONU. Et bon nombre ont été amputés après avoir été victimes d'attaques. Certains ont pu obtenir des prothèses et des béquilles via l'ONG américaine Lanterns of Mercy. Et certains ont même recommencé à jouer au soccer comme l'illustrent ces photos d'adolescents prises à Bagdada en février 2011.

Un taux de chômage de 30 %, des poches de pauvreté effroyables, pas d'eau potable, la saleté partout, l'électricité 14 heures sur 24, produite par des génératrices au mazout ; toujours l'insécurité, toujours la violence, qui cible principalement la police, l'armée, les étrangers. Assassinats, enlèvements, Al-Qaïda toujours bien implanté, les milices chiites et sunnites prêtes à en découdre, toujours le couvre-feu, la réislamisation de la société, qui n'aide en rien à l'émancipation des femmes, l'indigne chasse aux chrétiens, indigne parce que menée dans l'indifférence du reste de la population, la guerre de pouvoir déguisée en guerre religieuse...

Et pourtant, l'Irak d'aujourd'hui se porte mieux qu'il ne se portait le 11 septembre 2001.

Essentiellement parce qu'un gouvernement élu démocratiquement a remplacé Saddam. Parce que la liberté de circulation des idées, des biens et des personnes. Parce que la liberté de la presse. Parce qu'une armée relativement sûre pour assurer la sécurité. Parce que des salaires décents pour les fonctionnaires, les profs, les médecins. Parce que l'explosion du marché, surtout celui de l'immobilier. Des ordis partout, même des vendeurs de voitures. Parce que la remise en état, même laborieuse, des installations pétrolières.

L'Irak se porte mieux qu'il ne se portait le 11 septembre 2001, un mieux qu'il a payé très, très cher.

La grande question, inutile puisque l'Histoire ne repasse pas les plats: est-ce que cela aurait pu se faire autrement ? Est-ce que Saddam aurait pu tomber comme sont tombés Moubarak, Ben Ali, Kadhafi bientôt?