(Port-au-Prince) Haïti se préparait mardi à la prochaine formation d’un « conseil présidentiel de transition » après l’annonce de la démission du premier ministre contesté Ariel Henry, mais les interrogations sur une accalmie demeurent au moment où le pays, ravagé par la violence des gangs, vit une crise politique et sécuritaire aiguë.

Ce qu’il faut savoir

  • De Porto Rico, Ariel Henry a annoncé sa démission lundi soir ;
  • La capitale haïtienne Port-au-Prince est le théâtre d’affrontements entre policiers et bandes armées ;
  • Jimmy « Barbecue » Cherizier, un ancien policier devenu le chef de la plus grande alliance de gangs armés d’Haïti, a menacé le pays de « guerre civile » si Ariel Henry ne démissionnait pas ;
  • Le pays n’a pas tenu d’élections depuis 2016.

Signe que la situation reste loin d’être stabilisée, le Kenya a décidé de suspendre l’envoi prévu de policiers en Haïti dans le cadre d’une mission internationale soutenue par l’ONU.

Ariel Henry, qui ne parvenait pas à regagner son pays après un voyage au Kenya et se trouvait à Porto Rico, a déclaré lundi soir dans un message vidéo qu’il continuerait de gérer les affaires courantes jusqu’à ce qu’un « conseil présidentiel de transition » soit mis en place.

L’annonce avait d’abord été faite par la Communauté des Caraïbes (CARICOM) lors d’une réunion d’urgence en Jamaïque avec des représentants de l’ONU et des États-Unis notamment, ainsi que des membres de partis politiques et de la société civile d’Haïti.

PHOTO ANDREW CABALLERO-REYNOLDS, ASSOCIATED PRESS

Les pays des Caraïbes s’étaient réunis d’urgence lundi en Jamaïque, à l’initiative de la CARICOM, avec des représentants de l’ONU et de plusieurs pays.

L’ONU « espère fortement » que l’accord aidera à mettre fin à la violence, mais « il est très difficile pour nous de prédire » ce qui va se passer, a dit le porte-parole du secrétaire général des Nations unies, Stéphane Dujarric.

L’Union européenne a elle salué « les importants progrès » réalisés lors de la rencontre en Jamaïque, et jugé qu’« une transition politique viable, inclusive et durable menée par les Haïtiens (était) la seule option pour mettre le pays sur le chemin de la stabilité ».

« Chaos »

Selon la Caricom, le conseil présidentiel de transition doit être formé de sept membres votants représentant les principales forces politiques en Haïti et le secteur privé. Deux observateurs sans droit de vote doivent en outre porter la voix l’un de la société civile, l’autre de la communauté religieuse.

Ce conseil doit « rapidement choisir et nommer un premier ministre intérimaire », selon la Caricom.

Comment réagiront les gangs, qui contrôlent environ 80 % de la capitale ?

Le chef de l’une de ces bandes armées, l’ancien policier Jimmy Chérizier alias « Barbecue », a récemment menacé d’une « guerre civile » si Ariel Henry ne démissionnait pas.

Peu avant l’annonce du prochain départ du premier ministre, « Barbecue » a affirmé qu’il ne reconnaîtrait pas de « gouvernement formé par la Caricom ou d’autres organisations ».

PHOTO ODELYN JOSEPH, ASSOCIATED PRESS

Un calme précaire régnait mardi à Port-au-Prince après l’annonce de la démission du premier ministre haïtien contesté Ariel Henry.

« Si la communauté internationale continue avec sa stratégie de remettre le pouvoir à un petit groupe de politiciens traditionnels, elle va plonger Haïti dans le chaos », a-t-il assuré.

Mardi, un calme précaire régnait à Port-au-Prince, même si des tirs ont été entendus dans certains quartiers, selon un correspondant de l’AFP et des habitants.

Sans président ni parlement – le dernier chef d’État, Jovenel Moïse, a été assassiné en 2021 – Haïti n’a connu aucune élection depuis 2016. Ariel Henry, nommé par Jovenel Moïse, aurait dû quitter ses fonctions début février.

Les gangs ont pris le contrôle de pans entiers du pays de 11,6 millions d’habitants.

« Radical »

Mardi, le ministre français des Affaires étrangères a annoncé l’évacuation de ses « personnels non essentiels ». La veille, c’est l’UE qui a dit avoir évacué l’ensemble de son personnel.

Après des mois de tergiversations, le Conseil de sécurité de l’ONU a donné en octobre son accord pour l’envoi dans le pays d’une mission multinationale menée par le Kenya.

Mais le gouvernement kényan a décidé de suspendre l’envoi prévu de ses policiers, évoquant un « changement radical à la suite de l’effondrement complet de l’ordre public et de la démission du premier ministre ».

Washington a aussitôt rétorqué ne pas voir de raison à ce report.

Haïti reste le pays le plus pauvre du continent américain.

Le chef du Programme alimentaire mondial (PAM) en Haïti, Jean-Martin Bauer, a dit mardi dans un communiqué que le pays vivait « l’une des crises alimentaires les plus graves du monde -1,4 million d’Haïtiens sont à deux doigts de la famine ».

« Nous espérons une accalmie mais […] nous savons que la configuration du terrain restera assez difficile à l’avenir », a-t-il dit à la presse.

Selon l’Organisation internationale des migrations, 362 000 personnes sont actuellement déplacées en Haïti, un chiffre qui a bondi de 15 % depuis le début de l’année.

L’instabilité politique en Haïti depuis près de 40 ans

Haïti, en proie à la violence des gangs, connaît une instabilité politique chronique, dont voici les principaux épisodes depuis la fin de la dictature des Duvalier jusqu’à la démission du premier ministre Ariel Henry.

La chute de Duvalier

En 1986, le dictateur Jean-Claude Duvalier est chassé par un soulèvement populaire, l’armée prend le pouvoir. « Baby Doc » était devenu président à vie en 1971 après la mort de son père François Duvalier, dit « Papa Doc », arrivé au pouvoir en 1957 lors d’élections truquées. Il s’exile.

Les mandats inachevés d’Aristide

Le 30 septembre 1991, le prêtre Jean-Bertrand Aristide, élu président en 1990, est renversé par un coup d’État militaire et s’exile. Il est rétabli au pouvoir par une intervention militaire américaine en 1994. René Préval lui succède en 1996.

Réélu en 2000, Jean-Bertrand Aristide quitte à nouveau le pouvoir en 2004, sous pression des États-Unis, de la France et du Canada, d’une insurrection armée et d’une révolte populaire. Il s’exile.

Pendant deux ans, le pays est sous le contrôle de l’ONU qui y déploie une force internationale. En 2006, René Préval est à nouveau élu président. C’est le seul dirigeant haïtien à avoir achevé les deux mandats autorisés par la Constitution.

Martelly sans successeur

Michel Martelly, élu en 2011, finit son mandat en 2016 sans successeur, après l’annulation de la présidentielle de 2015. Le Parlement désigne un président provisoire.

Après une longue crise électorale, l’homme d’affaires Jovenel Moïse est élu fin 2016.

Moïse assassiné

Jovenel Moïse est rapidement confronté à une intensification des activités des gangs armés.

Après l’expiration, début 2020, du mandat des députés sans nouvelles élections, le président gouverne par décret.

Le 7 février 2021, le pouvoir judiciaire décrète la fin du mandat présidentiel. Jovenel Moïse estime, lui, qu’il lui reste un an au pouvoir. Le même jour, il assure avoir échappé à une tentative d’assassinat.

Jovenel Moïse sera assassiné le 7 juillet, chez lui, par un commando. Les affaires courantes sont gérées par le premier ministre Ariel Henry, nommé peu avant l’assassinat du président.

Impasse politique

Le 27 septembre, les élections prévues entre novembre et janvier sont reportées sine die.

En plein vide juridique, Ariel Henry se maintient au pouvoir au-delà du 7 février 2022, qui devait marquer la fin du mandat du président Moïse. Même scénario le 7 février 2024, jour où le premier ministre aurait dû quitter le pouvoir en vertu d’un accord politique.

Menace de « guerre civile »

Le 28 février, Ariel Henry accepte de « partager le pouvoir » avec l’opposition, dans le cadre d’un accord prévoyant des élections d’ici un an, alors qu’aucun scrutin n’a eu lieu depuis 2016.

Mardi 5 mars, Jimmy Chérizier, influent chef de gang surnommé « Barbecue », menace d’une « guerre civile qui conduira à un génocide » si Ariel Henry reste au pouvoir.

Cette déclaration intervient peu après la signature d’un accord entre le Kenya et Haïti, prévoyant l’envoi de policiers kenyans pour lutter contre les gangs – qui contrôlent une grande partie de la capitale Port-au-Prince et les routes menant au reste du territoire –, dans le cadre d’une mission internationale soutenue par l’ONU.

Démission d’Ariel Henry

Le 11 mars, le premier ministre contesté et sans assise populaire démissionne, annoncent le président de la Communauté des Caraïbes (Caricom) et un responsable américain.

À l’issue d’une réunion en Jamaïque consacrée à la crise en Haïti, Mohamed Irfaan Ali, président du Guyana et de la Caricom, a également annoncé « un accord de gouvernance transitoire ouvrant la voie à une transition pacifique du pouvoir, à la continuité de la gouvernance, à un plan d’action à court terme en matière de sécurité et à des élections libres et équitables ».

Selon un responsable américain, Ariel Henry est le bienvenu s’il veut rester sur l’île américaine de Porto Rico, où il s’était retrouvé bloqué, empêché de rentrer dans la capitale haïtienne.