L’exode vers les États-Unis – le plus important à ce jour – menace l’avenir du pays.

(Baracoa, Cuba) Roger García Ordaz ne cache pas ses nombreuses tentatives de fuite.

Il a essayé de quitter Cuba 11 fois sur des bateaux faits de bois, de mousse de polystyrène et de résine, et il a un tatouage pour chaque tentative ratée – dont trois accidents de bateau et huit fois où il a été récupéré en mer par les gardes-côtes américains et renvoyé chez lui.

Des centaines d’embarcations artisanales et bancales ont quitté cette année les rives de Baracoa, un village de pêcheurs situé à l’ouest de La Havane, où vit Roger García Ordaz, 34 ans.

« Bien sûr, je vais continuer à me lancer sur la mer jusqu’à ce que j’y arrive », a-t-il déclaré. « Ou si la mer veut prendre ma vie, qu’il en soit ainsi. »

Conditions de vie précaires

Les conditions de vie à Cuba, sous le régime communiste, ont longtemps été précaires, mais aujourd’hui, l’aggravation de la pauvreté et du désespoir a déclenché le plus grand exode de la nation insulaire des Caraïbes depuis l’arrivée au pouvoir de Fidel Castro, il y a plus d’un demi-siècle.

PHOTO ELIANA APONTE, ARCHIVES ASSOCIATED PRESS

Des enfants jouent dans une rue de La Havane, en juillet 2021.

Le pays a été frappé par un double coup de poing : le durcissement des sanctions américaines et la pandémie de COVID-19, qui a éviscéré l’un des piliers de Cuba – l’industrie du tourisme. Les denrées alimentaires sont devenues encore plus rares et plus chères, les files d’attente dans les pharmacies aux stocks limités commencent avant l’aube et des millions de personnes subissent quotidiennement des coupures de courant pendant des heures.

Au cours de l’année écoulée, près de 250 000 Cubains, soit plus de 2 % des 11 millions d’habitants de l’île, ont migré vers les États-Unis, la plupart d’entre eux arrivant à la frontière sud par voie terrestre, selon les données du gouvernement américain.

Même pour une nation connue pour ses exodes massifs, la vague actuelle est remarquable – plus importante que l’exode de Mariel en 1980 et la crise des radeaux cubains en 1994 réunis, jusqu’à récemment les deux plus grands évènements migratoires de l’île.

Mais alors que ces mouvements ont culminé en l’espace d’un an, les experts estiment que cette migration, qu’ils comparent à un exode en temps de guerre, n’a pas de fin en vue et menace la stabilité d’un pays dont la population est déjà l’une des plus âgées de l’hémisphère.

Un défi pour Washington

L’avalanche de départs de Cubains est également devenue un défi pour les États-Unis. Désormais l’une des plus importantes sources de migrants après le Mexique, Cuba est devenu l’un des principaux responsables de l’afflux de migrants à la frontière américano-mexicaine, ce qui a constitué un handicap politique majeur pour le président Joe Biden et que l’administration considère comme un grave problème de sécurité nationale.

PHOTO DANIEL BECERRIL, ARCHIVES REUTERS

Demandeurs d’asile cubains réunis dans un campement à Reynosa, dans le nord-est du Mexique, non loin de la frontière avec les États-Unis, en mai dernier

« Les chiffres pour Cuba sont historiques, et tout le monde le reconnaît », a déclaré un haut fonctionnaire du département d’État américain qui n’était pas autorisé à parler publiquement de cette question. « Cela dit, il n’y a jamais eu autant de personnes qui migrent dans le monde et cette tendance se vérifie certainement dans notre hémisphère aussi. »

De nombreux experts affirment que la politique américaine envers l’île contribue à alimenter la crise migratoire même que l’administration s’efforce aujourd’hui de résoudre.

Pour séduire les électeurs cubano-américains du sud de la Floride, l’administration Trump a écarté la politique d’engagement du président Barack Obama, qui comprenait le rétablissement des relations diplomatiques et l’augmentation des voyages vers l’île. Le président Donald Trump l’a remplacée par une campagne de « pression maximale » qui a renforcé les sanctions et limité sévèrement les sommes d’argent liquide que les Cubains pouvaient recevoir de leurs familles aux États-Unis, une source clé de revenus.

« [...] Si vous dévastez un pays à 145 km de votre frontière avec des sanctions, les gens viendront à votre frontière à la recherche de débouchés économiques », a déclaré Ben Rhodes, qui a servi de conseiller adjoint à la sécurité nationale sous Obama et a été la personne de référence pour les discussions avec Cuba.

Quelques assouplissements

Bien qu’une levée significative des sanctions ne soit toujours pas envisagée, les deux gouvernements s’efforcent de faire face à l’extraordinaire vague de migration.

PHOTO YAMIL LAGE, ARCHIVES AGENCE FRANCE-PRESSE

Un homme portant un chandail aux couleurs du drapeau des États-Unis contemple une rue de La Havane, en octobre 2020, Cuba étant alors plongé dans la pandémie de COVID-19.

Washington a récemment annoncé qu’elle allait rétablir les services consulaires à La Havane en janvier et délivrer au moins 20 000 visas à des Cubains l’année prochaine, conformément aux accords de longue date entre les deux nations, ce qui, espèrent les responsables, dissuadera certaines personnes d’essayer d’effectuer des voyages dangereux vers les États-Unis.

La Havane a accepté de recommencer à recevoir des vols en provenance des États-Unis pour les Cubains expulsés, une autre mesure visant à décourager la migration. Le gouvernement Biden a également supprimé le plafond des sommes que les Cubano-Américains sont autorisés à envoyer à leurs proches et a autorisé une société américaine à traiter les virements électroniques vers Cuba.

La chute libre de Cuba a été accélérée par la pandémie : au cours des trois dernières années, les réserves financières de Cuba se sont amenuisées et le pays a eu du mal à remplir les rayons de ses magasins. Les importations – principalement de nourriture et de carburant – ont diminué de moitié. La situation est si grave que la compagnie d’électricité du gouvernement s’est vantée ce mois-ci que le service électrique avait fonctionné sans interruption ce jour-là pendant 13 heures et 13 minutes.

Manifestations monstres

L’année dernière, lassés par le déclin économique et le manque de liberté aggravé par le confinement de la COVID-19, des dizaines de milliers de Cubains sont descendus dans la rue lors des plus grandes manifestations antigouvernementales depuis des décennies. Une répression a suivi, et près de 700 personnes sont toujours emprisonnées, selon un groupe cubain de défense des droits de l’homme.

PHOTO YAMIL LAGE, ARCHIVES AGENCE FRANCE-PRESSE

Un homme est arrêté lors d’une manifestation contre le gouvernement du président cubain Miguel Díaz-Canel à La Havane, en juillet 2021.

Les Cubains les moins fortunés tentent de partir en construisant des bateaux de fortune, et au moins 100 sont morts en mer depuis 2020, selon les gardes-côtes américains. Ces derniers ont intercepté près de 3000 Cubains en mer rien qu’au cours des deux derniers mois.

Mais de nos jours, la plupart des migrants cubains quittent l’île par avion, les parents à l’étranger payant souvent leur billet, un trajet suivi d’un difficile voyage terrestre. (Il y a dix ans, Cuba a supprimé l’obligation d’obtenir un visa de sortie pour quitter l’île par voie aérienne, mais il est toujours illégal de partir par voie maritime.)

Les vannes se sont ouvertes l’année dernière, lorsque le Nicaragua a cessé d’exiger un visa d’entrée pour les Cubains. Des dizaines de milliers de personnes ont vendu leurs maisons et leurs biens et se sont envolées pour Managua, la capitale du Nicaragua, payant des passeurs pour les aider à parcourir les plus de 2700 kilomètres par voie terrestre jusqu’à la frontière américaine.

Avenir démographique sombre

Katrin Hansing, anthropologue à la City University de New York, qui est en congé sabbatique sur l’île, a fait remarquer que les chiffres de la migration en hausse ne tiennent pas compte des milliers de personnes qui sont parties vers d’autres pays, notamment la Serbie et la Russie.

C’est la plus grande fuite quantitative et qualitative de cerveaux que ce pays ait jamais connue depuis la révolution. […] Ce sont les meilleurs, les plus brillants et ceux qui ont le plus d’énergie.

Katrin Hansing, anthropologue à la City University de New York

Le départ de nombreux Cubains plus jeunes et en âge de travailler augure d’un avenir démographique sombre pour un pays où l’espérance de vie moyenne de 78 ans est plus élevée que dans le reste de la région, selon les experts. Le gouvernement peut déjà à peine se permettre de verser les maigres pensions dont dépend la population âgée du pays.

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Des personnes font la queue devant l’ambassade du Panamá à La Havane en vue de régler des questions relatives aux procédures de visa, le 13 juin dernier.

L’hémorragie de Cubains hors de leur patrie est tout simplement « dévastatrice », a déclaré Elaine Acosta González, associée de recherche à la Florida International University. « Cuba se dépeuple. »

Il y a quelques années à peine, l’avenir du pays semblait bien différent. L’administration Obama ayant assoupli les restrictions sur les voyages à Cuba, les touristes américains ont injecté des dollars dans le secteur privé naissant de l’île.

Aujourd’hui, les voyages sont à nouveau sévèrement limités, et des années de récession économique ont éteint les dernières lueurs d’optimisme de nombreux Cubains.

De l’espoir ?

Joan Cruz Méndez, un chauffeur de taxi qui a essayé de partir trois fois, regarde la mer à Baracoa et explique pourquoi tant de bateaux qui bordaient autrefois les rives de la ville ont disparu, ainsi que leurs propriétaires.

PHOTO RAMON ESPINOSA, ARCHIVES ASSOCIATED PRESS

Des gens regardent les gardes-côtes cubains capturer une embarcation de fortune depuis la digue du Malecón à La Havane, le 12 décembre dernier.

« La dernière chose que l’on peut perdre, c’est l’espoir, et je pense qu’une grande partie de la population a perdu l’espoir », a déclaré Joan Cruz Méndez, racontant qu’il avait une fois réussi à parcourir 48 km en mer pour être contraint de faire demi-tour, car trop de personnes à bord avaient le mal de mer et vomissaient.

En mars, l’homme de 41 ans a acheté un billet d’avion pour sa femme afin qu’elle se rende au Panamá et a puisé dans ses économies pour payer 6000 $ à un passeur afin qu’il la fasse passer aux États-Unis, où elle a demandé l’asile politique. Elle travaille dans un magasin de pièces automobiles à Houston.

Dans les bois situés juste au-delà de la ville, les gens sont occupés à construire d’autres bateaux, à démonter les moteurs des voitures, des générateurs électriques et des tondeuses à gazon.

Lorsque la mer est calme, ils attendent que le contingent local des gardes-côtes cubains termine son service, avant de transporter les embarcations de fortune sur leurs épaules à travers la ville et sur des rochers escarpés, avant de les descendre doucement dans l’eau.

En mai, Yoel Taureaux Duvergel, 32 ans, et sa femme, Yanari, enceinte de cinq mois de leur unique enfant, et quatre autres personnes sont partis au petit matin. Mais leur moteur est tombé en panne. Ils ont commencé à ramer, mais ont été interceptés par les gardes-côtes américains à quelques kilomètres des États-Unis et ramenés à Cuba, où Yoel Taureaux Duvergel essaie de s’en sortir en faisant des petits boulots.

Lorsqu’on lui a demandé pourquoi il avait essayé de partir, il a ri. « Comment ça, pourquoi j’ai voulu partir ? » a-t-il dit. « Vous ne vivez pas dans la réalité cubaine ? »

Cet article a été initialement publié dans le New York Times.

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En savoir plus
  • 128 000
    Quelque 3000 personnes sont parties du port de Camarioca, à Cuba, en 1965, et 125 000 sont parties de Mariel en 1980.
    Source : The New York Times
    35 000
    En 1994, des manifestations de rue à Cuba ont conduit à un exode d’environ 35 000 personnes, qui ont échoué sur les côtes de Floride en naviguant à bord d’embarcations de fortune.
    Source : The New York Times