(Brasilia) La Cour suprême du Brésil a de nouveau reporté les débats en vue d’un jugement crucial pour les populations indigènes, qui pourrait remettre en cause la démarcation des terres qui leur sont réservées.

Lors de ce « procès du siècle », comme l’intitulent les défenseurs des peuples autochtones, les magistrats de la plus haute juridiction du pays doivent valider ou rejeter le « cadre temporel », une thèse qui ne reconnaît comme ancestrales que les terres occupées par les indigènes quand a été promulguée la Constitution en 1988.

Les débats ont été suspendus quand l’un des juges, André Mendonça, nommé par l’ex-président d’extrême droite Jair Bolsonaro, a réclamé plus de temps pour analyser le dossier.

Au moment de la suspension, deux des dix magistrats avaient rejeté la thèse du cadre temporel, et un autre s’y était montré favorable.

Ce procès devant la Cour suprême est d’autant plus crucial que la Chambre des députés a approuvé la semaine dernière le projet de loi PL 490 validant cette interprétation, un revers cinglant pour le président de gauche Luiz Inacio Lula da Silva, qui s’est engagé à faire de la défense des indigènes une priorité.

Le texte doit encore être soumis au Sénat.

De nombreux scientifiques estiment que les réserves indigènes jouent un rôle essentiel dans le combat contre le réchauffement climatique, en tant que remparts face à la déforestation, qui a fortement augmenté sous le mandat de l’ex-président Bolsonaro (2019-2022).

Sur quoi porte le jugement ?

La démarcation des réserves garantit aux autochtones le droit inaliénable d’occuper leurs terres ancestrales, ainsi que l’usage exclusif des ressources naturelles, en préservant leur mode de vie traditionnel.

Concrètement, la Cour suprême doit statuer sur le cas du territoire Ibirama-Laklano, dans l’État de Santa Catarina (sud), qui a perdu son statut de réserve indigène en 2009, à la suite d’un jugement d’une instance inférieure. L’argument avancé par les juges à l’époque : ces terres n’étaient pas occupées par les autochtones en 1988.

Le texte de la Constitution promulguée cette année-là leur garantit « les droits originels sur les terres qu’ils occupent traditionnellement, qui doivent être démarquées et protégées par l’État ».

Si ce jugement – qui peut prendre encore des semaines – sur « le cadre temporel » est tant attendu, c’est qu’il s’appliquera non seulement aux terres Ibirama-Laklano, mais aussi mécaniquement à des dizaines, voire des centaines d’autres réserves objets de litiges depuis des années. En avril, Lula a homologué six nouvelles réserves indigènes.  

Quels sont les arguments des deux parties ?

Les indigènes considèrent que la Constitution reconnaît leur droit à occuper leurs terres ancestrales, sans prévoir de « cadre temporel ».

Ils rappellent notamment qu’un grand nombre de peuples autochtones ont été évincés de leurs territoires manu militari pendant des siècles, notamment durant la dictature militaire (1964-1985).

C’est pourquoi ils ne se trouvaient pas forcément sur leurs terres ancestrales en 1988.

Les représentants du lobby de l’agro-négoce, secteur moteur de la croissance brésilienne, estiment pour leur part que le « cadre temporel » apporterait une « sécurité juridique » aux grands producteurs ruraux.

Ils estiment que les terres indigènes représentent déjà une part trop importante du territoire brésilien (environ 13 %) pour une population d’environ 900 000 personnes, soit moins de 0,5 % des Brésiliens.

Quelles conséquences pour les indigènes ?

Si la thèse du « cadre temporel » est validée, les peuples autochtones pourraient se voir expulsés de leurs terres s’ils ne parviennent pas à prouver qu’ils les occupaient au moment où la Constitution de 1988 a été promulguée.  

Selon l’ONG Institut Socio-Environnemental (ISA), près d’un tiers des plus de 700 réserves indigènes déjà délimitées au Brésil pourraient être affectées, justement celles qui sont l’objet de litiges.

Des experts soulignent la difficulté pour les peuples indigènes, qui ont une tradition orale, à prouver des faits remontant à plus de trente ans.

Qu’en est-il du projet de loi ?

Selon Helio Wicher Neto, avocat spécialiste en droit socio-environnemental, l’approbation récente du projet de loi PL 490 à la Chambre basse a une portée « davantage politique que juridique », étant donné que c’est la Cour suprême qui doit déterminer s’il est constitutionnel ou non.

« Si [la Cour suprême] juge la thèse du cadre temporel inconstitutionnelle, tout projet de loi qui l’utilise comme critère pour les démarcations de réserves indigènes le sera aussi », explique-t-il à l’AFP.

S’il est transmis au Sénat après une décision défavorable de la Cour suprême, ce texte « ne devrait pas passer le crible de la commission [sénatoriale] de la Constitution et de la Justice », estime-t-il.