Le journaliste Jean-Michel Leprince couvre l’Amérique latine depuis bientôt 40 ans pour la télé de Radio-Canada. Ses nombreux reportages sur la Colombie font aujourd’hui l’objet d’un livre (La faute à Pablo Escobar) qui revient sur l’histoire de ce pays torturé, où narcotrafiquants, guérilleros, paramilitaires et politiciens corrompus se côtoient dans la plus grande violence. Il nous en parle.

Vous couvrez l’Amérique latine depuis 37 ans pour Radio-Canada. C’est un vaste continent. Pourquoi ne consacrer un livre qu’à la Colombie ?

Parce que c’est un pays qui m’a beaucoup marqué. D’abord parce que c’est le premier que j’ai couvert. Ensuite, il y a cette histoire torturée, surréaliste. La gentillesse des gens, leur charme, mais en même temps la dureté, la vie, la pauvreté, les contrastes, la cruauté, l’extrême violence, l’énormité du trafic de drogue.

Cette « énormité du trafic de drogue » explique-t-elle votre titre : La faute à Pablo Escobar ?

Tout n’est pas de la faute de Pablo Escobar. Mais c’est beaucoup de sa faute si le pays est encore comme ça. C’est lui qui l’a mis sur la voie du narcotrafic. Ce narcotrafic a été le modèle pour les FARC [Forces armées révolutionnaires de Colombie] et pour les paramilitaires. Il a alimenté la guérilla, alimenté la violence. En ce sens, Escobar est un pionnier. Il n’est plus là, mais son ombre plane.

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Le journaliste Jean-Michel Leprince, en entrevue avec La Presse

Il y a quand même moins de violence, non ?

On n’assassine plus les politiciens ni les juges comme avant. Mais il y a plus de drogue, plus d’argent de la corruption. En 2016, la Colombie contrôlait 50 % de la culture et du trafic de la coca. Aujourd’hui, c’est 75 % de la coca et de la cocaïne qui est fabriquée en Colombie. C’est énorme par rapport à Escobar. Lui, ce n’était rien à côté. J’ai rencontré un défenseur des droits de la personne à Medellín qui m’a dit : « C’est comme si Pablo Escobar était encore vivant, mais c’est pire. »

Qui est impliqué dans le narcotrafic aujourd’hui ?

Le cartel de Medellín n’existe plus, mais il y a maintenant la Oficina de Envigado. Il y a aussi le Clan du Golfe. Il y a les Mexicains qui sont là. On pense que c’est le cartel de Sinaloa qui contrôle la sortie colombienne. Toutes les mafias du monde sont à Medellín. Les motards canadiens sont à Medellín. La mafia néerlandaise aussi. Les futurs points chauds de la drogue sont les Pays-Bas et la Belgique.

On parle de remplacer la coca par d’autres cultures. C’est faisable ?

C’est faisable… avec de l’argent. Il faut subventionner ces cultures. Cultiver de la papaye, il y a un marché. Le problème, c’est le transport. Dans la région du Cauca, c’est facile, la coke sort dans les poches du motocycliste. Mais la papaye est une culture périssable. Il faut des routes pour accéder aux marchés. Or, dans les grandes régions éloignées, là où sévissent les groupes criminels, il n’y a pas d’infrastructures. Et ça va continuer longtemps.

La légalisation est-elle une solution souhaitable ?

Le nouveau président Gustavo Petro [élu en juin 2022] parle de légaliser la culture de la coca en tablant sur son usage traditionnel, comme en Bolivie. Ça va faire un revenu pour les paysans qui ne vivent pas du trafic. Mais ça s’arrête où ? À partir de quel moment une partie de la récolte s’en va pour le trafic de drogue ? C’est le problème de la Bolivie…

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Le président de la Colombie, Gustavo Petro, en novembre dernier

Ce n’est pas le seul objectif de ce président de gauche, le premier dans l’histoire du pays. Son cahier des charges est particulièrement ambitieux. Réforme agraire, sortie du pétrole, paix totale avec la guérilla et les paramilitaires…

Il a aussi ce côté social que n’avaient pas ses prédécesseurs. Réduire les inégalités, réformer les impôts. Il s’essaie, mais il ne lui reste que trois ans et demi, car la Constitution ne permet pas d’être réélu. Il faut lui donner sa chance, mais il y aura de la résistance. Je ne sais pas trop comment il va s’y prendre.

Petro n’est pas le seul dirigeant socialiste d’Amérique latine. Plusieurs pays sont passés à gauche dans les dernières années. Comment expliquer cette tendance ?

Retour du balancier. Les gouvernements de droite qui étaient là avant ont tous été corrompus. Ils ont tous échoué pendant la COVID. Ils ont laissé les États en ruine. Après, il y a gauche et gauche… López Obrador [au Mexique] est surtout populiste et autoritaire. Lula [au Brésil], c’est une gauche raisonnable qui va gouverner au centre. En Argentine, la gauche populiste est dirigée en sous-main par Cristina Fernández de Kirchner, qui est corrompue jusque-là. Le Nicaragua a une dictature [Daniel Ortega]. Le Salvador est dirigé par le dictateur le plus sympathique du monde [Nayib Bukele], c’est lui qui le dit. Au Pérou, le président Pedro Castillo a été destitué par le Congrès pour corruption…

Et le pays manifeste sans relâche depuis… Comment entrevoyez-vous la sortie de crise à Lima ?

Le Congrès vient de rejeter une nouvelle fois des élections anticipées. La seule façon de les avoir, c’est que la présidente, Dina Boluarte, démissionne. Il y a un blocage sur sa personne. Ça va continuer à manifester jusqu’à ce qu’il se passe quelque chose. Pour l’instant, les élections ne sont pas prévues avant avril 2024.

Hormis le Pérou, un pays de la région à surveiller en 2023 ?

Le Mexique… Il y a, en ce moment à New York, le procès de l’ancien numéro un de la sécurité sous Felipe Calderón, président de 2006 à 2012. Genaro García Luna était responsable de la lutte antidrogue quand la guerre aux narcos a commencé. Il est accusé d’avoir reçu des millions du cartel de Sinaloa, de Chapo Guzmán… Et puis il y a aussi des élections en 2024. López Obrador ne peut pas se représenter à cause de la Constitution. Mais il essaie d’affaiblir la commission électorale nationale, de façon à pouvoir faire passer plus facilement les candidats de son parti. On soupçonne que c’est Claudia Sheinbaum, la mairesse de Mexico, qui lui succéderait…