Ultraconservateur, ultralibéral, José Antonio Kast a causé la stupéfaction en se classant en tête du premier tour de la présidentielle chilienne, le 21 novembre. Les Chiliens avaient pourtant élu une Assemblée constituante résolument progressiste à peine six mois plus tôt. Schizophrène, le Chili ?

Avec ses cheveux blancs, sa chemise assortie et son sourire engageant, José Antonio Kast a la dégaine d’un père de famille rassurant.

Le politicien de 55 ans n’est pas du genre à s’emporter dans les débats publics.

Pendant la campagne vers le premier tour de la présidentielle chilienne, tenu le 21 novembre, « il a été posé, poli avec ses adversaires, il a fait preuve d’humour, c’était le seul de tous les candidats qui semblait s’amuser », dit le journaliste et analyste chilien Nibaldo Mosciatti, joint à Santiago.

PHOTO ESTEBAN FELIX, ARCHIVES ASSOCIATED PRESS

José Antonio Kast (à droite) dînant avec des partisans, en banlieue de Santiago, le 22 novembre dernier

On est loin, très loin de la vulgarité d’un Donald Trump, loin de l’agressivité du président du Brésil Jair Bolsonaro – dont José Antonio Kast est pourtant proche idéologiquement.

Car le candidat qui a causé la consternation en se classant en tête du premier tour de la présidentielle chilienne joue sur les mêmes tableaux que ces deux politiciens.

Même son slogan de campagne, « Oser faire du Chili un grand pays », fait écho au « Great Again » de l’ancien président républicain.

Comme Trump et Bolsonaro, José Antonio Kast compte sur l’appui des églises évangéliques. Ce fervent catholique, père de neuf enfants, s’affiche comme antiavortement, il est opposé au mariage entre conjoints de même sexe, il veut libéraliser les marchés financiers, détricoter le filet social pourtant famélique du Chili et réduire l’impôt des entreprises, déjà très peu taxées.

« C’est un ultralibéral dans un pays ultralibéral », dit Ricardo Penafiel, directeur du Groupe de recherche sur les imaginaires politiques en Amérique latine et professeur à l’UQAM.

La peur

Son premier fonds de commerce politique, c’est la peur. Celle des immigrants. Et celle de la criminalité.

Au cours de la dernière décennie, l’immigration a explosé au Chili, constate la Commission économique pour l’Amérique latine et les Caraïbes dans un récent rapport.

Des migrants venus du Venezuela ou du Pérou cherchent une meilleure vie dans ce pays plus riche que ses voisins.

« Ce sujet est apparu dans l’espace public en général de façon xénophobe, raciste, faisant de l’immigration un thème central de la société chilienne », note le rapport.

José Antonio Kast a enfourché ce cheval de bataille, en promettant de creuser une tranchée de trois mètres de profondeur à la frontière avec la Bolivie pour empêcher les migrants d’entrer au Chili.

PHOTO IVAN ALVARADO, ARCHIVES REUTERS

José Antonio Kast savourant sa victoire au premier tour au côté de sa femme, le 21 novembre dernier

En 2019, la hausse du prix du billet de métro avait déclenché un mouvement de révolte qui a abouti à une démarche vers une nouvelle Constitution, en rupture avec l’héritage de la dictature d’Augusto Pinochet.

Mais ces manifestations avaient aussi été marquées par des explosions de violence.

« Le métro de Santiago, c’est la fierté des Chiliens, et les manifestants avaient mis le feu à une cinquantaine de stations », déplore Nibaldo Mosciatti. Ces images ont laissé des marques.

Quand on parle aux Chiliens un peu partout au pays, on s’aperçoit qu’ils sont inquiets, ils ont peur.

Nibaldo Mosciatti, journaliste et analyste chilien

« L’insécurité touche tous les secteurs de la société », renchérit Sébastien Dubé, professeur de science politique et de relations internationales à l’Université Del Norte à Barranquilla, en Colombie.

José Antonio Kast surfe sur ces craintes. Sa solution ? Autoriser le port d’armes aux civils.

José Antonio Kast est un nostalgique d’Augusto Pinochet, le dictateur qui a régné sur le Chili de 1974 à 1990. Lors de sa première tentative de ravir la présidence, en 2017, José Antonio Kast avait dit que si Pinochet était toujours vivant, il aurait voté pour lui.

Derrière son élégance, ce multimillionnaire est un radical. « C’est de l’extrême droite aristocratique », résume Ricardo Penafiel.

Schizophrénie ?

La révolte de 2019 a mené à un référendum au cours duquel 80 % des électeurs ont dit oui à une nouvelle Constitution, pour remplacer celle adoptée par Pinochet.

Le printemps dernier, ils ont élu une Assemblée constituante dominée par des partis n’appartenant pas aux élites traditionnelles. En juillet, cette Assemblée a nommé sa présidente : Elisa Loncon, une militante des droits des autochtones. Du jamais vu au Chili.

PHOTO IVAN ALVARADO, ARCHIVES REUTERS

Elisa Loncon, nouvelle présidente de l’Assemblée constituante du Chili

Or, le 21 novembre, les électeurs ont accordé 27,9 % des voix à José Antonio Kast, contre 25,8 % pour son adversaire de gauche Gabriel Boric (voir onglet suivant).

Comment expliquer ce résultat schizophrénique ?

Les observateurs de la scène politique chilienne se disent sidérés par la victoire au premier tour de José Antonio Kast. Sa campagne de peur y a contribué, croient-ils. Mais ça n’explique pas tout.

Quand on observe l’ensemble des résultats, on constate que José Antonio Kast a bénéficié de l’effondrement de Sebastián Sichel, proche du président sortant, Sebastián Piñera, qui a été éclaboussé par une série de scandales.

« Si l’extrême droite a gagné, c’est d’abord parce que le centre s’est vidé », note Nibaldo Mosciatti.

Ce qui surprend surtout Ricardo Penafiel, c’est qu’en additionnant les votes de trois candidats de droite, on obtient une majorité de 53 % de voix. Il croit qu’un des facteurs pouvant expliquer ce résultat, c’est le taux d’abstention élevé au premier tour de la présidentielle.

Il souligne aussi que les électeurs qui ont voté en faveur de la réforme constitutionnelle ne logent pas automatiquement à gauche de l’échiquier politique. « Les gens votent contre le système des vieux partis, mais pas nécessairement contre l’idéologie néolibérale. »

C’est aussi ce que conclut Sébastien Dubé, selon qui le mouvement social des deux dernières années a été trop rapidement interprété comme un mouvement forcément progressiste.

C’était d’abord un mouvement anticorruption, antiélites, antiprivilèges, contre les scandales qui ont touché tous les partis et toutes les institutions chiliennes.

Sébastien Dubé, professeur de science politique et de relations internationales à l’Université Del Norte

Bref, les Chiliens savent ce dont ils ne veulent plus. Mais l’image de ce qu’ils veulent est plus floue.

Et si Kast devait gagner ?

Que faut-il craindre si jamais José Antonio Kast devait remporter le deuxième tour, le 19 décembre ?

Selon Nibaldo Mosciatti, ce n’est pas tant ses politiques qui sont inquiétantes que la division sociale qu’entraînerait son éventuelle victoire.

  • Manifestation d’opposants à José Antonio Kast en marge d’un rassemblement de son parti à Santiago, le 24 novembre dernier

    PHOTO IVAN ALVARADO, REUTERS

    Manifestation d’opposants à José Antonio Kast en marge d’un rassemblement de son parti à Santiago, le 24 novembre dernier

  • Une manifestante affichait le photo d’un homme disparu durant la dictature d’Augusto Pinochet.

    PHOTO IVAN ALVARADO, REUTERS

    Une manifestante affichait le photo d’un homme disparu durant la dictature d’Augusto Pinochet.

  • La manifestation a tourné à l’affrontement…

    PHOTO IVAN ALVARADO, REUTERS

    La manifestation a tourné à l’affrontement…

  • … et a été dispersée par les forces de l’ordre à l’aide de gaz poivre.

    PHOTO IVAN ALVARADO, REUTERS

    … et a été dispersée par les forces de l’ordre à l’aide de gaz poivre.

1/4
  •  
  •  
  •  
  •  

« Le Chili deviendra encore plus clivé, l’extrême gauche ne le laissera pas gouverner. »

José Antonio Kast respecte les institutions, il ne pourrait pas empêcher l’Assemblée constituante de poursuivre ses travaux, croit Sébastien Dubé. Mais une fois que la future Constitution sera soumise au vote populaire, il est plausible de croire qu’il ferait campagne contre le changement.

« C’est un conservateur et un néolibéral extrême, il ne fraie pas avec les conspirationnistes, ce n’est pas un négationniste vaccinal, il a plus de classe que ça, mais je le trouve dangereux », analyse Ricardo Penafiel.

Chose certaine, une fois président, José Antonio Kast risquerait d’exacerber les inégalités contre lesquelles des centaines de milliers de Chiliens s’étaient élevés, il y a deux ans.

PHOTO CLAUDIO REYES, ARCHIVES AGENCE FRANCE-PRESSE

Gabriel Boric, candidat de la gauche, dépose son bulletin dans la boîte de scrutin lors du premier tour de la présidentielle du Chili, le 21 novembre dernier

Gabriel Boric, à un cheveu de la présidence

Ils portent le même prénom, appartiennent à la même génération et ont fait leurs classes politiques dans le mouvement étudiant avant de faire le saut en politique.

Difficile de ne pas voir de parallèles entre le parcours de Gabriel Boric, arrivé deuxième au premier tour de la présidentielle chilienne, le 21 novembre, et celui du député de Québec solidaire Gabriel Nadeau-Dubois.

En 2011, un an avant que le « printemps érable » ne secoue le Québec, des centaines de milliers de jeunes Chiliens avaient déferlé dans les rues, appelant à une réforme majeure d’un système d’éducation sclérosé où la meilleure éducation était réservée aux nantis.

Leur objectif : une éducation gratuite, accessible et de bonne qualité, de l’école jusqu’à l’université.

Parmi les leaders du mouvement : Gabriel Boric, 25 ans, inscrit à la faculté de droit de l’Université du Chili.

PHOTO MARTIN BERNETTI, ARCHIVES AGENCE FRANCE-PRESSE

Gabriel Boric prononçant un discours à Valparaíso, le 18 novembre dernier

Le jeune militant à la barbe hirsute fera rapidement le saut en politique. D’abord comme député indépendant, élu pour la première fois en 2013, puis comme représentant d’une série de mouvements de gauche.

Et à 35 ans, il est à un cheveu de la présidence avec un programme qui, s’il devait gagner, révolutionnerait le Chili. Les sondages le donnaient gagnant au premier tour, il a finalement récolté 25,8 % des voix, deux points de pourcentage de moins que son adversaire José Antonio Kast.

À deux semaines du second tour, il est légèrement en avance dans l’opinion publique. Rien n’est acquis. Mais tout est possible.

Équilibriste

Gabriel Boric veut augmenter l’impôt sur les industries et le capital, augmenter les dépenses publiques, élargir l’accès aux soins de santé publics, nationaliser l’eau et, surtout, remplacer le système de retraites (qui maintient la majorité des retraités dans la pauvreté) par un régime public plus équitable.

« Si le Chili a été le berceau du néolibéralisme, il sera aussi son tombeau », a clamé le candidat lors d’une assemblée, en juillet.

« Gabriel Boric prend à bras le corps l’ensemble des problèmes sociaux au Chili », dit Ricardo Penafiel, professeur de science politique à l’UQAM et spécialiste de l’Amérique latine.

  • Gabriel Boric lors d’un rassemblement partisan à Santiago, le 30 novembre dernier

    PHOTO IVAN ALVARADO, REUTERS

    Gabriel Boric lors d’un rassemblement partisan à Santiago, le 30 novembre dernier

  • Ici, lors d’un autre rassemblement partisan, le 26 novembre

    PHOTO PABLO VERA, ARCHIVES AGENCE FRANCE-PRESSE

    Ici, lors d’un autre rassemblement partisan, le 26 novembre

1/2
  •  
  •  

Si, à ses débuts, Gabriel Boric était perçu comme un extrémiste, il a depuis dérivé vers le centre. Il a pris ses distances avec des politiciens comme Daniel Ortega, au Nicaragua, ou Nicolás Maduro, au Venezuela, note Ricardo Penafiel.

Pour montrer que son programme est réalisable, il s’est adjoint des économistes sérieux, souligne le journaliste et analyste chilien Nibaldo Mosciatti.

Mais Gabriel Boric est contraint à un difficile exercice d’équilibriste : à chaque pas vers le centre, il risque de perdre des appuis à gauche.

Lors des manifestations de 2019, Gabriel Boric s’était montré en faveur du dialogue national qui a permis d’apaiser la révolte.

Il s’est alors fait « varloper » sur sa gauche, selon Ricardo Penafiel.

Le problème de José Antonio Kast, c’est qu’il est très associé à Pinochet ; celui de Gabriel Boric, c’est qu’il fait alliance avec le Parti communiste.

Nibaldo Mosciatti, journaliste et analyste chilien

Gabriel Boric est représentatif de sa génération par son ton naturel et sa franchise sur des sujets délicats. Il parle ouvertement de son trouble obsessionnel compulsif, par exemple, un TOC qui lui a valu d’être interné en psychiatrie.

Enfant de classe moyenne aisée, Gabriel Boric tire ses principaux appuis chez les électeurs urbains et éduqués.

Il reste à voir s’ils seront nombreux à aller voter le 19 décembre.