Le Chili s’est engagé dans la rédaction d’une nouvelle Constitution, et les féministes comptent se faire entendre lors de ce débat historique. Avortement, parité, violences sexuelles et rémunération de tâches domestiques seront soulevés par les élues qui veulent tourner la page sur la dictature de Pinochet.

(Santiago) « Nous, les féministes, venons écrire l’histoire. » Incisive, la militante Elisa Giustinianovich incarne la maturité et les ambitions du mouvement pour la défense des droits des femmes.

Le dimanche 4 juillet, la trentenaire a quitté Punta Arenas, dans le sud de la Patagonie, pour participer à la cérémonie d’investiture de l’assemblée constituante organisée dans les jardins de l’ex-Congrès national, à Santiago du Chili. La jeune chercheuse en biochimie fait partie des 155 élus chargés de rédiger la future Constitution chilienne et remplacer ainsi le document actuel hérité de la dictature d’Augusto Pinochet (1973-1990).

PHOTO FOURNIE PAR ELISA GIUSTINIANOVICH

Elisa Giustinianovich est militante et membre de l’influente Coordination féministe au Chili.

La nouvelle loi fondamentale sera élaborée, durant neuf mois à un an, par un organe presque paritaire, à un siège près. Une première mondiale. Cette décision avait été prise sous la pression des organisations féministes. Ces dernières étaient allées jusqu’à forcer les portes du Congrès, à Valparaíso fin 2019, pour faire entendre leurs revendications. « La parité démontre que notre mouvement est devenu incontournable », assure aujourd’hui Elisa Giustinianovich, bien entourée au moment de définir le cap législatif du pays pour les prochaines décennies : au moins 45 des 77 constituantes se déclarent féministes. Et elles ne comptent pas faire de la figuration.

Mieux, elles entendent doter le nouveau pacte social d’une perspective de genre. À commencer par la brûlante question des droits sexuels et reproductifs. Avant 2017, l’avortement était complètement interdit au Chili. Depuis, l’interruption volontaire de grossesse (IVG) est autorisée en cas de viol, de danger pour la vie de la femme enceinte ou de non-viabilité du fœtus.

Le texte constitutionnel devra assurer aux femmes des garanties fondamentales, comme le droit à disposer de leur corps. Mais nous souhaitons investir tous les sujets.

Elisa Giustinianovich, membre de l’influente Coordination féministe

Santé, éducation, travail, retraites… De nombreux thèmes novateurs pourraient figurer dans la future Constitution, ouvrant la voie, par exemple, à la rémunération des tâches domestiques, à la notion de coresponsabilité dans l’éducation des enfants ou encore à la parité dans la haute administration et toutes les instances de pouvoir.

Une révolution dans ce pays jusqu’ici réputé pour son conservatisme, où le divorce a été légalisé en 2004. Pour la politologue Julieta Suárez-Cao, les élections de la constituante, organisées en mai dernier, ont été l’occasion de composer une assemblée « plus représentative de la société chilienne, où de nombreux candidats indépendants l’ont emporté, dont beaucoup de féministes ; tous revendiquent de meilleurs droits sociaux et un État plus protecteur ».

Ras-le-bol contre le système

Les attentes de la population sont immenses. L’actuelle Constitution, rédigée en 1980 par les théoriciens du régime militaire, a gravé dans le marbre la logique néolibérale. De nombreux services ont été privatisés tels que l’accès à l’eau, les pensions de retraite ou encore la santé. Fin 2019, les Chiliens ont exprimé leur ras-le-bol contre ce système lors d’un vaste mouvement social. Devant la colère des protestataires, le président Piñera (droite) s’est résolu à enclencher le processus constitutionnel. La volonté de changement s’est traduite par un raz-de-marée lors du référendum organisé en octobre 2020 où près de 80 % des électeurs se sont prononcés en faveur d’une nouvelle Constitution.

PHOTO ALAN LOQUET, COLLABORATION SPÉCIALE

Des milliers de Chiliennes réunies à Santiago, en novembre 2019, pour danser sur un chant créé par le collectif féministe chilien Las Tesis, devenu un hymne mondial.

« Ce moment historique est aussi le fruit de la mobilisation féministe », relève Sofía Brito. Foulard vert noué au poignet, symbole de la lutte pour l’IVG importé d’Argentine, la jeune militante est devenue un visage de la lutte contre les violences sexuelles et sexistes au Chili. En 2018, elle avait dénoncé publiquement le harcèlement dont elle avait été victime de la part d’un professeur de droit. Son témoignage avait contribué au « mai féministe » étudiant, considéré comme le déclencheur de la troisième vague féministe dans le pays. De nombreuses universités avaient alors été bloquées durant des semaines. Pour la première fois, des étudiantes manifestaient seins nus, la tête cagoulée.

Une modalité d’action réutilisée lors du mouvement contre les inégalités de fin 2019. Le regain féministe est tel à l’époque qu’elles sont plus d’un million à marcher le 8 mars 2020 dans la capitale, lors d’une « grève féministe ». Du jamais-vu dans ce pays de 18,5 millions d’habitants. Les femmes marquent définitivement les esprits et gravent leurs revendications en haut du programme politique.

« Il reste à savoir comment cela se traduira dans l’assemblée constituante », avertit l’avocate mapuche Rosa Catrileo, qui occupe l’un des 17 sièges réservés aux peuples autochtones dans l’hémicycle.

Les prochaines semaines seront décisives.

Rosa Catrileo, avocate mapuche membre de l’assemblée constituante

« Nous verrons si les femmes seront présentes dans les commissions clés qui, inévitablement, influenceront la rédaction de la nouvelle Constitution », poursuit-elle.

PHOTO JAVIER TORRES, AGENCE FRANCE-PRESSE

Elisa Loncón, une autochtone mapuche, a été élue à la tête de l’Assemblée constituante, dimanche dernier.

Les premiers pas de l’assemblée constituante semblent aller dans son sens. Le dimanche 4 juillet, Elisa Loncón a été élue par ses pairs à la présidence de l’organe. La professeure d’université mapuche portait un tissu accroché à son bras droit sur lequel on pouvait lire : « Plus jamais sans nous [les femmes]. »