Le Pérou, qui est frappé par une grave crise économique et sanitaire liée à la pandémie de COVID-19, doit aussi composer avec une période d’instabilité politique ponctuée d’improbables rebondissements.

Pas moins de trois présidents se sont succédé à la tête du pays en une semaine, témoignant d’une lutte de pouvoir intense dans laquelle la corruption occupe une importance centrale.

Les tensions ont pris une acuité particulière le 9 novembre lorsque les membres du Congrès ont voté pour la destitution du populaire président Martín Vizcarra, précipitant des accusations de « coup d’État parlementaire » de la part de ses partisans.

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Martín Vizcarra, ancien président destitué le 9 novembre

Alonso Gurmendi, professeur de droit rattaché à l’University College de Londres, a indiqué dans une analyse publiée en ligne que les opposants de M. Vizcarra ont utilisé abusivement la notion « d’incapacité morale » pour le chasser du pouvoir. Leur démarche s’appuyait sur des allégations non prouvées voulant qu’il ait reçu des pots-de-vin d’une entreprise de 2014 à 2016 en contrepartie d’un contrat accordé alors qu’il était gouverneur régional.

La notion d’« incapacité morale », note M. Gurmendi, avait été introduite au XIXe siècle pour couvrir des cas de maladie mentale et avait été évoquée « exceptionnellement » en 2000 pour formaliser la fin du règne de l’ex-président Alberto Fujimori, aujourd’hui en prison pour corruption et crimes contre l’humanité.

Nombre d’analystes estiment que c’est en fait la lutte de Martín Vizcarra contre la corruption qui lui a coûté son poste.

Plus de la moitié des 130 élus au Congrès font face à des enquêtes criminelles et n’appréciaient pas du tout les efforts insistants du président pour faire lever l’immunité judiciaire des élus et introduire des réformes visant à assainir les mœurs de la classe politique, relève Jo-Marie Burt.

Cette spécialiste de l’Amérique latine rattachée à l’Université George Mason, en Virginie, estime que Martín Vizcarra a été victime d’une « coalition de corrompus » dans un scénario rappelant la destitution au Brésil de la présidente Dilma Rousseff en 2016.

Il semble que ce type de coup d’État parlementaire devient une sorte de tendance dans la région. Ce n’est pas unique au Pérou.

Jo-Marie Burt, spécialiste de l’Amérique latine rattachée à l’Université George Mason, en Virginie

M. Vizcarra avait reçu un large appui populaire en 2018 lors d’un référendum sur une série de mesures anticorruption. Évoquant le blocage politique exercé par un parti chapeauté par la fille de l’ex-président Fujimori, il a ordonné la dissolution du Congrès en 2019 sans présenter de listes de candidats lors des élections législatives qui ont suivi au début de cette année.

Une mosaïque de partis, incluant même une formation théocratique, ont remporté des sièges, plaçant le chef d’État face à un parterre d’élus plus souvent préoccupés par « le développement de leur petit empire personnel » que par le bien public, relève Ken Frankel, qui préside le Conseil canadien pour les Amériques.

Le Congrès péruvien a nommé la semaine dernière pour remplacer M. Vizcarra un élu de centre droit peu connu, Manuel Merino, qui s’est rapidement retrouvé devant un important mouvement de contestation populaire, des milliers de Péruviens descendant dans la rue pour crier leur indignation.

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Manuel Merino, nommé par le Congrès péruvien la semaine dernière pour remplacer Martín Vizcarra

Sa position est devenue intenable au bout de cinq jours, après que la police eut tenté de violemment réprimer le mouvement, tuant deux manifestants et en blessant des dizaines d’autres. L’une des victimes, Jack Pintado, âgé de 22 ans, a été touchée par 11 balles, selon l’Associated Press.

Ken Frankel note que les forces de sécurité « prenaient ultimement leurs ordres » de Manuel Merino, qui aurait encouragé le recours aux méthodes musclées ayant précipité son départ.

La population, dit l’analyste, subit la corruption depuis longtemps et a décidé que « les choses allaient trop loin » en voyant le sort de M. Vizcarra.

Après le départ de Manuel Merino, le Congrès a finalement nommé mardi Francisco Sagasti, un politicien modéré qui n’avait pas voté pour la destitution de M. Vizcarra.

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Francisco Sagasti est président du Pérou depuis mardi

Mme Burt note qu’il s’agit d’un intellectuel respecté, avec un long parcours universitaire, qui s’intéresse depuis longtemps aux questions de bonne gouvernance.

Je pense que c’est un bon choix pour le Pérou à ce stade.

Jo-Marie Burt, spécialiste de l’Amérique latine rattachée à l’Université George Mason, en Virginie

En prêtant serment, M. Sagasti a déclaré mardi qu’il s’assurerait que les élections présidentielle et législatives prévues en avril prochain se déroulent comme prévu.

Son parti entend multiplier d’ici là les efforts pour relancer l’économie et endiguer la crise sanitaire frappant le pays de 30 millions d’habitants, qui a enregistré plus de 35 000 morts liées au coronavirus.

Mme Burt relève que des années de politique économique « néolibérale » ont considérablement affaibli le secteur de la santé et contribué à un taux de mortalité par million d’habitants qui figure parmi les plus élevés de la planète.

L’universitaire estime que le fait que la population est descendue dans la rue pour défendre la démocratie péruvienne malgré les difficultés actuelles est « encourageante » pour l’avenir.

Le président Sagasti n’aura pas pour autant la tâche facile, puisqu’il fait face au « même Congrès » qui a voté le départ de Martin Vizcarra, dit-elle.

Ken Frankel note qu’il faudra voir comment le « poids de la rue » et les revendications des jeunes Péruviens, qui ont joué un rôle de premier plan dans les manifestations, affecteront les acteurs politiques dans les mois qui viennent.

« Est-ce que le nouveau président va se contenter de mener tant bien que mal le pays jusqu’aux élections ou va-t-il tenter certaines réformes ? S’il décide d’aller de l’avant, la population va sans doute le soutenir », relève-t-il.