Pendant les presque 14 ans qu’il aura passés à la présidence de la Bolivie, Evo Morales a réussi à réduire les inégalités, il a sorti son pays de l’extrême pauvreté, l’a mené sur la voie de la stabilité politique et a redonné la fierté à sa population autochtone.

Sa démission précipitée, dans un climat de tensions et de violence opposant deux camps gonflés à bloc, met tous ces acquis en péril.

« La Bolivie est tombée dans un trou noir », résume Graciela Ducatenzeiler, spécialiste de l’Amérique latine affiliée au Centre d’études et de recherches internationales de l’Université de Montréal.

Elle souligne que le président qui vient d’être poussé vers la sortie après trois semaines de contestation était parvenu à gérer la manne pétrolière de manière responsable, ce qui en fait « le meilleur leader populiste » de la région.

Mais en ignorant les résultats d’un référendum par lequel les électeurs lui ont refusé les changements constitutionnels nécessaires pour qu’il puisse briguer un quatrième mandat, puis en organisant un scrutin entaché par des irrégularités, Evo Morales a commis une énorme erreur politique. Au risque d’offrir la Bolivie en pâture à la droite radicale.

PHOTO FOURNIE PAR LE GOUVERNEMENT BOLIVIEN

Evo Morales

Evo Morales a su utiliser le boom économique en Bolivie pour partager les richesses, en créant des programmes sociaux, et il a permis aux Cholos [nom donné aux autochtones boliviens] de gagner en respect et de grimper dans l’échelle sociale.

Diego Osorio, chercheur à la chaire Raoul-Dandurand de l’UQAM

Lui aussi appréhende l’avenir. Si l’opposition ne comprend pas que les politiques de Morales ont eu un impact positif, si elle veut jeter le bébé avec l’eau du bain, « on risque d’entrer dans une ère de règlements de comptes et de défaire tout ce qui a été fait ».

Cette ère a déjà commencé samedi, alors que des vandales ont mis le feu à la maison de la sœur d’Evo Morales. Le lendemain, c’est la maison de l’ex-président, qui s’était réfugié dans un lieu inconnu, qui était saccagée à son tour.

Devant ce climat de violence, le Mexique a annoncé hier avoir donné asile politique à l’ex-président Morales. Le dirigeant déchu, qui s’est dit menacé, était à bord d’un avion militaire mexicain lundi soir.

L’armée bolivienne, quant à elle, a annoncé vouloir prêter main-forte à la police pour ramener l’ordre dans les rues du pays.

Coup d’État ?

L’élection présidentielle bolivienne qui a eu lieu le 20 octobre, avec le feu vert des tribunaux boliviens, a été entachée par des irrégularités, a conclu l’Organisation des États américains (OEA) dans un rapport publié dimanche dernier.

Bien que le président Morales l’ait remportée au premier tour, l’OEA a recommandé la tenue d’un nouveau scrutin. Dimanche, Morales a plié devant cette exigence et a annoncé la tenue d’un nouveau vote. Mais c’était trop peu, trop tard…

Lâché par l’armée, confronté à un mouvement de mutineries policières qui faisait contagion, Evo Morales a fini par annoncer sa démission. Il a été suivi par ceux qui auraient pu prendre le relais à la présidence : son vice-président, la présidente et le vice-président du Sénat, ainsi que le président de l’Assemblée nationale ont tous quitté leur poste en rafale.

Résultat : lundi, il n’y avait personne à la tête du pouvoir en Bolivie. C’était le vide.

PHOTO MANUEL CLAURE, REUTERS

Jeanine Áñez

La deuxième vice-présidente du Sénat, l’opposante Jeanine Áñez, serait la prochaine en lice pour devenir chef d’État par intérim, et elle a déjà annoncé la tenue de nouvelles élections le 22 janvier.

Toutefois, il n’était pas clair si la Chambre des députés, dominée par le parti d’Evo Morales, voterait en sa faveur.

Faut-il pour autant conclure au coup d’État contre ce dirigeant socialiste, le dernier de la « vague rose » qui avait déferlé sur l’Amérique latine dans les années 2000 ?

« L’armée a lâché Evo Morales, mais ce n’est pas elle qui a organisé sa démission », tranche Graciela Ducatenzeiler, selon qui l’ex-président « est responsable de sa propre défaite ».

« Techniquement, ce n’est pas un coup d’État, l’armée ne s’est pas emparée du pouvoir », renchérit Diego Osorio. Cela n’empêche pas que l’opposition, l’armée et un mouvement de droite radicale se sont alliés pour pousser Evo Morales vers la porte.

Les deux experts sont particulièrement inquiets du rôle que l’opposant Luis Fernando Camacho, proche de la droite religieuse, a joué dans cette crise politique.

Dimanche, ce dernier s’est présenté devant le siège du gouvernement bolivien avec une lettre de démission à signer pour Evo Morales – et une Bible.

Luis Fernando Camacho est le représentant d’une élite « blanche » du sud du pays, ancrée dans la région de Santa Cruz, explique Diego Osorio. Issu des Aymaras, une communauté autochtone qui compose 25 % de la population de la Bolivie, Evo Morales a été le premier président indigène dans ce pays. Sous son règne, les Aymaras ont pu accéder à des postes de pouvoir, tant politique qu’économique.

Selon Diego Osorio, dans cette crise politique qui se joue sur fond de tensions ethniques, de nouvelles élections ne vont pas nécessairement rétablir l’harmonie. Tout dépend de ce que fera l’armée, et de l’équilibre des forces entre la droite modérée de l’ancien président Carlos Mesa, arrivé deuxième au scrutin du 20 octobre, et le mouvement radical de Luis Fernando Camacho.

Pour Graciela Ducatenzeiler, « le scénario le plus inquiétant serait que la droite radicale prenne le pouvoir avec l’appui des forces armées ».