L'effondrement du système de santé vénézuélien conduit des milliers de patients à chercher des soins en Colombie. En première ligne : les femmes enceintes, qui ont carrément peur d'accoucher au Venezuela. Dans le dernier volet de sa série, notre reporter nous raconte comment les hôpitaux colombiens sont en train de craquer sous la pression.

«AU VENEZUELA, LES BÉBÉS MEURENT DANS LES HÔPITAUX»

(CÚCUTA) - De la pénurie des médicaments à l'exode du personnel soignant, le système de santé vénézuélien s'est désintégré avec la crise. Et ce sont les hôpitaux colombiens qui accusent le coup.

Pas question pour Isabel Guerra d'accoucher à San Cristóbal, la ville où elle habite au Venezuela, à une heure de route de la frontière colombienne.

« Au Venezuela, les bébés meurent dans les hôpitaux », laisse tomber la jeune femme enceinte de huit mois, rencontrée dans une clinique médicale du Haut Commissariat des Nations unies pour les réfugiés dans la ville colombienne frontalière de Cúcuta.

C'est l'histoire d'une de ses amies qui a décidé Isabel Guerra à venir chercher des soins médicaux en Colombie.

« Son bébé est mort à l'hôpital quatre jours après sa naissance, il est tombé malade et on n'a pas pu le soigner », confie-t-elle.

Cette mort a traumatisé la jeune mère de famille de 23 ans. Et elle n'est pas la seule. Chaque jour, des dizaines de Vénézuéliennes viennent accoucher dans des hôpitaux colombiens.

Une statistique permet de réaliser l'ampleur du phénomène : 70 % des femmes qui accouchent à Cúcuta viennent du Venezuela. À Maicao, l'autre ville frontalière colombienne, elles sont 85 % !

La docteure Hasbleidy Leimus traite le cas d'Isabel Guerra comme une grossesse à haut risque. Ne serait-ce que parce qu'elle a eu peu de suivi médical au Venezuela. Des patientes comme celle-ci, elle en voit de six à huit chaque jour. 

« Elles ont souvent un poids sous la normale, elles ont manqué de nourriture, elles n'ont pris aucun supplément de vitamines et n'ont pas eu d'échographie. »

- La Dre Hasbleidy Leimus

Tous ces facteurs augmentent le risque de mourir à la naissance.

Les statistiques confirment les craintes d'Isabel Guerra. Déjà en 2016, la mortalité infantile avait explosé au Venezuela. À 18,6 décès sur 1000 naissances, elle dépassait celle d'un pays en guerre comme la Syrie ! Les principales causes de cette explosion de morts infantiles, soit la malnutrition et les graves pénuries de médicaments, n'ont cessé de s'accentuer depuis deux ans.

Alors, de plus en plus de femmes enceintes viennent accoucher en Colombie. Et elles y reviennent pour faire examiner leur nouveau-né par un médecin - luxe devenu inaccessible au pays de Nicolás Maduro.

APRÈS LA NAISSANCE

Le bébé de José Peralta, prof d'histoire vénézuélien converti en vendeur ambulant, et de sa femme Irina, photographe, a quatre mois et demi. Il n'a reçu aucun vaccin et n'a été vu par un médecin qu'une seule fois depuis sa naissance.

« En principe, on est censé avoir droit à une visite médicale chaque mois avec un nouveau-né. Mais quand nous sommes retournés à la clinique pour un deuxième contrôle, on nous a dit qu'il n'y restait plus un seul médecin. »

Comme José et Irina, des dizaines de jeunes parents se précipitent vers la clinique de la Croix-Rouge près du poste frontalier de Cúcuta, en Colombie.

Parmi eux, Naeli Vivas, jeune maman de 19 ans qui n'a pas été vue une seule fois par un médecin durant sa grossesse. Trois mois après sa naissance, son bébé n'avait pas eu droit à un seul examen médical lui non plus. Il a finalement eu ses premiers vaccins et sa première visite médicale à Cúcuta.

Ça ne s'arrange pas pour les enfants plus âgés. Karen Naranjo est venue à Cúcuta avec son fils de 7 ans terrassé par un gros rhume. « Il y a encore quelques médecins au Venezuela, mais ils demandent le gros prix. » Avec la dévaluation de la devise vénézuélienne, personne n'a les moyens de les payer...

C'est un peu comme pour les médicaments, ajoute sa voisine de la salle d'attente, Luisa Salazar.

« Il n'y a presque plus de médicaments au Venezuela, et quand il y en a, ils coûtent tellement cher qu'on doit choisir entre se soigner ou manger... »

- Luisa Salazar

LA COLOMBIE SOUS PRESSION

Dans la salle d'attente des urgences de l'hôpital Notre-Dame-des-Remèdes, à Riohacha, ville du nord-est de la Colombie, sur la côte de la mer des Caraïbes, des bébés toussent, d'autres pleurent, des mères tournent en rond en attendant de voir le médecin.

Scène banale d'urgences pédiatriques ? Pas tout à fait, car il s'agit presque exclusivement de patients étrangers, des Vénézuéliens jouissant d'un droit de séjour temporaire et donc couverts par le système médical colombien.

L'hôpital craque sous la pression de ces nouveaux patients. « Nous avons dû embaucher du personnel pour soigner ces nouveaux patients et le gouvernement ne nous a rien donné, pas de budget, pas de fonds spécial », déplore la directrice administrative de l'hôpital, Flor García Peñaranda.

Résultat : cet hôpital public a déjà accumulé une dette de 2 millions de dollars, attribuable strictement à l'afflux de patients vénézuéliens.

La Dre García Peñaranda ne mâche pas ses mots : « Le système de santé colombien est en train de s'effondrer. »

« La situation est critique », confirme Juan Carlos Torres, responsable de la gestion de risque au bureau de la Croix-Rouge à Cúcuta.

« Le plus grand problème des Vénézuéliens, c'est la santé ; 80 % d'entre eux n'ont plus accès aux soins médicaux », résume-t-il.

« Les Vénézuéliens viennent se faire soigner en Colombie pour des problèmes de peau, des problèmes gastriques, pour l'hépatite, les caries dentaires, mais aussi pour la fièvre jaune et la tuberculose. Ils n'ont plus accès aux produits hygiéniques de base comme le savon, le shampoing, sans oublier les préservatifs. »

Quand ils viennent chercher des soins en Colombie, ils surchargent un système dont l'élastique est déjà tiré à l'extrême, s'inquiète Juan Carlos Torres. « Les hôpitaux colombiens manquent d'espace, d'argent, leur nombre de patients a doublé, et tout le système médical s'effondre ! »

Ce reportage a été réalisé grâce à une bourse du Fonds québécois en journalisme international.

Photo Oliver Schmieg, collaboration spéciale

Isabel Guerra est enceinte de 8 mois. Pas question pour elle d'accoucher dans son pays, le Venezuela.

SONIA BERMUDEZ, CROQUE-MORT DES PAUVRES

(RIOHACHA) - Elle disposait déjà d'un petit budget pour prendre soin des morts des familles colombiennes pauvres. Mais depuis l'arrivée des Vénézuéliens, pauvres d'entre les pauvres, l'ONU a dû l'aider à leur offrir une sépulture dans la dignité.

De l'eau et du ciment

Dans son camion Ford surnommé « La Loca » - La Folle -, Sonia Bermúdez, 65 ans, transporte de l'eau bénite et du ciment. L'eau bénite, c'est pour baptiser les bébés morts à la naissance. Le ciment, c'est pour recouvrir le casier où elle range gratuitement les cercueils de « ses » morts, dans son cimetière en banlieue de Riohacha, dans le nord-est de la Colombie. Leurs familles n'ont pas les moyens de leur offrir une sépulture. Depuis deux ans, il s'agit majoritairement de familles de migrants vénézuéliens qui peinent à se nourrir. Sans Sonia Bermúdez, les corps de leurs proches morts en Colombie s'empileraient dans les morgues.

Ils viennent mourir en Colombie

La mairie de Riohacha attribue un budget à Sonia Bermúdez pour qu'elle puisse donner gratuitement une sépulture digne aux défunts les plus démunis. Mais depuis la crise des migrants vénézuéliens, ce budget ne suffit pas. « Ils me donnent de l'argent pour 50 morts par an, j'en ai eu 120 cette année, même chose l'an dernier », s'insurge Sonia Bermúdez, qui envisage même de poursuivre la Ville afin que celle-ci ajuste son budget. L'excédent est dû aux Vénézuéliens qui meurent en Colombie, notamment les enfants « qui souffrent d'infections et de déshydratation ». « La semaine dernière, j'ai enterré trois bébés vénézuéliens. Quand ils arrivent ici, leur état est déjà trop mauvais, il est souvent trop tard pour les sauver. »

Photo Oliver Schmieg, collaboration spéciale

Sonia Bermudez se prépare pour la cérémonie d'inhumation.

Un cercueil de l'ONU

Pedro Alfredo Moya Lopez avait fui la Colombie pour le Venezuela il y a 10 ans, avec sa famille, pour échapper à la violence. Le commerce familial de pièces d'autos à Caracas allait bien, jusqu'à ce que l'économie du pays s'effondre. Plus personne n'avait les moyens de faire réparer son auto ! La famille est rentrée en Colombie au printemps 2018. Sans un sou et sans boulot digne de ce nom. Le patriarche, Pedro Alfredo Moya Lopez, est mort fin novembre, à l'âge de 92 ans et 3 mois.

« Quand mon grand-père est mort, les entreprises funéraires se sont jetées sur nous comme des hyènes, ils voulaient nous vendre un service à 700 $. Mais nous, on mange à la soupe populaire, comment voulez-vous qu'on puisse payer autant pour des funérailles ? », s'offusque José Alfredo Moya, petit-fils du défunt.

C'est là que l'hôpital a mis la famille en contact avec Sonia Bermúdez, qui a préparé le corps, a fourni le cercueil (financé par le Haut Commissariat de l'ONU pour les réfugiés) et a organisé la cérémonie. Seule ombre au tableau : le seul prêtre qui accepte d'officier gratuitement aux cérémonies funèbres n'était pas libre ce jour-là. « Nous sommes tellement reconnaissants envers Sonia Bermúdez, on sent qu'elle aime ses morts », souligne José Alfredo Moya, avec émotion.

Photo Oliver Schmieg, collaboration spéciale

Les funérailles de Pedro Alfredo Moya Lopez, qui est mort fin novembre, à l'âge de 92 ans et 3 mois