La Coupe du monde, c’est plus que du sport. C’est aussi un théâtre où les pays règlent leurs différends politiques ou nourrissent leur roman national. Quels enjeux pour l’équipe iranienne, qui dispute ce lundi son premier match (contre l’Angleterre), alors que le pays est à un point de rupture ? Auteur du livre Géopolitique du sport, Jean-Baptiste Guégan répond aux questions de La Presse.

La présence de l’Iran à la Coupe du monde ne passe pas inaperçue, vu la crise sociale dans ce pays… Y a-t-il un enjeu ?

Médiatiquement, c’est sûr. Politiquement aussi. Il y a des joueurs de la sélection qui se sont déjà ouvertement et publiquement exprimés en faveur d’un changement de la part du régime pour ce qui est des droits des femmes [notamment Sardar Azmoun]. Ajoutez à ça qu’il y a un match Iran c. États-Unis [29 novembre] et qu’on est au Qatar, qui est le seul pays du Golfe à avoir des relations étroites avec l’Iran, parce qu’ils exploitent le même gisement [offshore de gaz naturel] du North Dome. Donc, oui, l’enjeu est colossal.

Est-ce qu’on peut s’attendre à ce que les joueurs de l’équipe iranienne profitent de l’occasion pour passer un message ?

Ça n’est pas exclu. J’adorerais que ça se produise, mais je suis lucide. On n’est pas dans un match amical lambda, on est dans un match de la Coupe du monde avec une visibilité maximale. Le risque pour le pouvoir sera conséquent, donc l’entourage de l’équipe nationale sera extrêmement sécurisé. Tout individu qui le ferait dans ce contexte verrait sa famille, ses proches et lui-même menacés. En plus de ça, la FIFA [Fédération internationale de Football Association] est hostile à ce type de prise de position.

L’équipe iranienne a pourtant porté un survêtement noir, récemment, au début d’un match préparatoire, pour afficher son soutien aux manifestations.

La sélection iranienne est consciente des choses. Mais après qu’ils ont porté ce survêtement noir pour afficher leur solidarité avec les femmes, ils se sont rapidement tus et on n’a pas pu aller plus loin. S’il y a quelque chose pendant cette Coupe du monde, je pense que ça va être plutôt du symbole sans paroles. Soit un rapprochement avec l’équipe américaine sur le terrain, soit un affichage sur un maillot. Ce sont plutôt les anciens joueurs qui s’expriment verbalement, comme l’a fait Ali Daei, le plus grand buteur de l’histoire de l’Iran.

Ce match contre les États-Unis aura son importance ?

Tout le monde a intérêt à ce que l’Iran, État théocratique, autoritaire et répressif, s’assouplisse. Ce match est l’occasion de le montrer, d’abord avec une image, c’est-à-dire avec les deux sélections l’une à côté de l’autre. Il y aura, je crois, cette volonté de la part des États-Unis de faire ce qui s’est déjà passé en 1998, quand les deux équipes s’étaient rapprochées sur le terrain, où elles s’étaient mélangées pour les photos.

Le sport instrumentalisé à des fins politiques…

Je vais même plus loin. Le sport offre des occasions de rencontres [politiques] à haut niveau que vous n’avez pas dans un autre cadre. Je ne serais pas surpris qu’autour de Doha, des acteurs américains et iraniens se rencontrent sous l’égide des Qataris. Vous avez là l’occasion de mener une diplomatie parallèle. À côté de la diplomatie officielle, vous avez des gens qui se croisent, qui connaissent les entourages, qui sont proches du pouvoir, mais qui ne peuvent pas mouiller leurs gouvernements, vu le nombre de journalistes sur place. Cela permettrait aussi au Qatar, qui se présente comme une puissance médiatrice, d’en tirer profit.

Certains politiques ont appelé à bannir l’Iran de la Coupe du monde. L’Ukraine, entre autres, parce que l’Iran aurait vendu des armes à la Russie. D’autres vont aussi boycotter les matchs contre l’Iran, comme la ministre galloise des Sports, Dawn Bowden, le 25 novembre. Vous en pensez quoi ?

Il y a beaucoup d’acteurs politiques qui vont essayer de récupérer ces évènements pour leur propre communication personnelle. Cela n’empêche pas d’avoir des convictions. Mais ça ne valorise que votre action sur la scène nationale intérieure. Et le boycottage sportif pose un problème : vous empêchez les sportifs de vivre leur rêve de gosse…

D’autres matchs à suivre pour des raisons politiques

Angleterre c. États-Unis (25 novembre)

Deux ans après l’entrée en vigueur du Brexit, l’accord de libre-échange entre les deux pays, pourtant promis par Boris Johnson, se fait toujours attendre. Ce sera l’occasion de le rappeler.

Tous les matchs du Qatar au premier tour (17, 25 et 29 novembre)

Un enjeu de soft power pour le petit pays du Golfe. « On va voir Doha à la télévision, on va voir à quoi ressemble le Qatar, on va voir les territoires et les monuments. Mais les seules images que les gens auront des Qataris, ce sont les joueurs de l’équipe nationale », résume Jean-Baptiste Guégan.

France c. Australie (22 novembre)

Un an après la crise des sous-marins (promesse d’achat à la France non tenue par l’Australie), les deux pays s’affrontent sur un autre terrain. « Ce sont des matchs qui ont une grosse capacité d’évocation parce qu’ils mobilisent le roman national de chaque pays », explique M. Guégan.

Tous les matchs du Danemark, de l’Allemagne et de l’Angleterre

Ces trois sélections ont promis de porter un brassard One Love pour dénoncer les discriminations contre les homosexuels au Qatar. La FIFA ne l’a pas autorisé. Ni interdit. Le mettront-ils ?