Les dégâts causés par des explosions dans la péninsule seraient plus importants que l’avait laissé entendre Moscou

(Odessa) Après les explosions qui ont ravagé mardi une base aérienne russe en Crimée, le ministère de la Défense de Russie a rapidement minimisé l’ampleur des dégâts, affirmant qu’une explosion de munitions n’avait fait aucune victime et qu’aucun équipement n’avait été détruit.

Les vidéos de la scène et l’évaluation des responsables locaux, qui ont déclaré l’état d’urgence, démentent cette version des faits : au moins une personne a été tuée, plus d’une douzaine ont été blessées et des centaines, déplacées dans des abris. Selon les autorités, plus de 60 immeubles d’habitation ont été endommagés, ainsi que 20 magasins et autres bâtiments. Et sur le terrain de la base, après que les énormes panaches de fumée se furent dissipés, on pouvait voir les restes d’un avion de guerre apparemment fondus sur le tarmac. Les images satellites ont montré des cratères, des traces de brûlures et au moins huit avions de combat détruits.

Les images et le rapport des responsables locaux mercredi contredisent la version initiale du Kremlin sur ce qui s’est passé en Crimée, péninsule stratégique du sud de l’Ukraine que la Russie a illégalement annexée en 2014, et suggèrent que les destructions y sont bien plus importantes que ne le disent les Russes.

Si les militaires et les partisans ukrainiens étaient responsables des explosions, comme l’a dit un haut responsable ukrainien, cela représenterait non seulement un embarras pour le président Vladimir Poutine, qui célèbre souvent l’annexion, mais aussi un défi pour la capacité de son armée à défendre un territoire occupé qu’elle a lourdement fortifié pendant des années.

PHOTO DAVID GUTTENFELDER, THE NEW YORK TIMES

Une unité d’artillerie de la 58e brigade ukrainienne tire sur l'infanterie russe, qui s’avance depuis une position de front près de la ville de Bakhmout, dans la région de Donetsk.

On ne sait pas encore si les explosions vont entraver la capacité de la Russie à se défendre contre une contre-offensive en cours des forces ukrainiennes dans le Sud. Mais les dégâts considérables subis par les zones proches de l’explosion, ainsi que les images satellites et la vidéo de l’épave de l’avion, suggèrent une destruction importante des moyens militaires qui seront cruciaux pour la Russie lorsqu’elle tentera de s’accrocher aux territoires saisis aux premiers jours de la guerre.

La base abrite des avions de combat et des hélicoptères qui, selon les autorités ukrainiennes, ont été utilisés de façon meurtrière dans la bataille pour la région côtière ukrainienne de la mer Noire. Le service de renseignement militaire ukrainien a nommé plusieurs dizaines de pilotes de la base qu’il a accusés d’avoir mené des attaques contre des zones civiles.

Les dommages causés à la base aérienne elle-même étaient difficiles à évaluer mercredi. Une vidéo, vérifiée par le New York Times, montre le nez calciné d’un avion de chasse, le fuselage étant une masse noire et informe.

Plus qu’une explosion

Le ministère de la Défense de Russie a déclaré dans un communiqué que l’épisode avait été causé par l’explosion de munitions stockées pour les avions de guerre sur la base. Le communiqué ne mentionne pas l’Ukraine ou son armée.

Des images satellites, recueillies par la société Planet Labs et examinées par le New York Times, ont remis en cause la version russe des évènements. Les images, l’une prise quelques heures avant les explosions, l’autre le lendemain, ne montrent pas les débris désordonnés d’une seule explosion, mais plutôt ce qui semble être trois grands cratères causés par des détonations distinctes.

PHOTO PLANET LABS, FOURNIE PAR LE NEW YORK TIMES

Les images recueillies par la société Planet Labs montrent ce qui semble être huit avions de guerre détruits.

Les images montrent au moins huit avions de guerre détruits, des avions de chasse Su-30 et Su-24, tous stationnés sur le tarmac de la base aérienne. Deux bâtiments situés à proximité des avions ont également été complètement détruits, et des dégâts et de grandes traces de brûlure sont visibles ailleurs sur la base militaire.

D’autres parties de la base aérienne semblaient intactes, notamment des hélicoptères et un grand dépôt de munitions.

Les responsables locaux, qui s’efforcent d’expliquer et de faire face à la destruction, ont donné plus de détails sur ce qui est arrivé à la base, située sur la côte ouest de la Crimée. Le dirigeant de la péninsule nommé par le Kremlin, Sergueï Axionov, a déclaré mercredi que 252 personnes avaient été déplacées vers des abris en raison des dégâts subis par les habitations. Il a déclaré sur Telegram qu’au moins 62 immeubles d’habitation et 20 structures commerciales avaient été endommagés par l’explosion, et que les autorités étaient toujours en train de répertorier les dégâts causés aux maisons privées.

« Dispositif de fabrication ukrainienne »

L’Ukraine n’a pas officiellement revendiqué la responsabilité des explosions, qui ont surpris les baigneurs d’une station balnéaire voisine de la mer Noire. Mais un haut responsable militaire ukrainien a déclaré mercredi que les forces spéciales ukrainiennes, ainsi que des résistants locaux fidèles au gouvernement de Kyiv, étaient derrière l’explosion.

S’exprimant sous le couvert de l’anonymat afin de pouvoir discuter de questions militaires délicates, le haut responsable n’a pas voulu révéler le type d’arme utilisé dans l’attaque, se contentant de dire qu’un « dispositif exclusivement de fabrication ukrainienne a été utilisé ».

On ne sait pas quel engin l’Ukraine aurait utilisé pour provoquer les explosions. L’Ukraine possède peu d’armes pouvant atteindre la péninsule, hormis des avions qui risqueraient d’être abattus immédiatement par les lourdes défenses aériennes de la Russie. La base aérienne, située près de la ville de Novofedorivka, se trouve à environ 320 km de la position militaire ukrainienne la plus proche, ce qui réduit la probabilité qu’une frappe de missile en soit à l’origine.

Une attaque sur une cible en Crimée, que la Russie a transformée en huit ans d’occupation en un centre militaire redoutable, représenterait également une expansion de la portée militaire de l’Ukraine depuis le début de l’invasion en février.

Bien que les combats fassent rage depuis des semaines dans le sud de l’Ukraine, notamment près de la plus grande centrale nucléaire d’Europe, à Zaporijjia, la distance et les défenses de la Crimée l’ont tenue à l’écart des attaques ukrainiennes.

PHOTO DANIEL BEREHULAK, THE NEW YORK TIMES

Les combats font rage depuis des semaines dans le Sud, notamment à Mykolaïv (ci-dessus), où une église a été détruite par une frappe russe.

Des vidéos examinées et vérifiées par le New York Times montrent qu’un panache de fumée s’élevait de la base aérienne juste avant au moins trois explosions : deux en succession rapide et une troisième quelques instants plus tard. Les vidéos ne permettent pas de déterminer clairement la cause des explosions.

Le haut responsable ukrainien n’a pas voulu révéler si les forces de résistance locales, connues sous le nom de partisans, ont mené l’attaque ou aidé les unités militaires ukrainiennes à cibler la base, comme cela s’est parfois produit dans d’autres territoires occupés par la Russie.

Russification

La Russie a cherché à éradiquer la résistance dans les zones occupées, en utilisant la peur et l’endoctrinement pour forcer les Ukrainiens à adopter les pièces d’identité, la monnaie et la télévision russes. Dans les villes de Kherson, les autorités soutenues par la Russie ont arrêté des centaines de personnes et préparé le terrain pour des référendums sur l’unification avec la Russie – comme celui organisé en Crimée en 2014, considéré comme illégitime par l’Ukraine et l’Occident.

PHOTO DAVID GUTTENFELDER, THE NEW YORK TIMES

Une réplique en plastique de crâne humain repose sur le capot d’un camion conduit par des militaires ukrainiens à Droujkovka, dans l’est de l’Ukraine.

L’Ukraine a poussé pour reprendre le territoire dans le sud ces dernières semaines, mais comme les combats se sont intensifiés, les craintes concernant l’installation nucléaire de la région, la centrale de Zaporijjia, se sont intensifiées.

Selon les autorités ukrainiennes et des analystes indépendants, les forces russes utilisent depuis des semaines cette installation comme base pour lancer des attaques, sachant qu’il est difficile pour l’Ukraine de riposter sans menacer les réacteurs de la centrale.

Néanmoins, les combats semblent s’intensifier autour de la centrale. Dans la nuit, les forces russes ont tiré des missiles Grad sur la ville voisine de Nikopol depuis l’autre côté du Dniepr, tuant au moins 13 civils et en blessant 11 autres, a déclaré mercredi sur Telegram un responsable militaire ukrainien dans la région, Valentin Reznitchenko.

Cet article a été initialement publié dans le New York Times.

Lisez la version originale de l’article (en anglais)
En savoir plus
  • La faute aux cigarettes ?
    Mardi, le ministère de la Défense de l’Ukraine a déclaré qu’il ne pouvait pas « déterminer la cause de l’explosion » en Crimée et a conseillé au personnel de la base de respecter la réglementation interdisant de fumer.
    Source : The New York Times