Les manifestations massives ayant secoué plusieurs États d’Afrique du Nord et du Moyen-Orient en 2011 ont abouti à des changements de façade, à une intensification de la répression ou carrément à la guerre plus souvent qu’à la transition démocratique espérée. Dans ce contexte, la Tunisie fait figure de succès. Même si nombre de difficultés persistent 10 ans après la fuite précipitée du dictateur Zine el-Abidine Ben Ali.

« Nous avons pris notre destin en main »

Après plus de 20 ans au pouvoir, rien ne laissait entrevoir que le règne de Zine el-Abidine Ben Ali tirait à sa fin en décembre 2010. De grandes photos du dictateur tunisien décoraient la capitale et remplissaient les journaux, rappelant son pouvoir à ceux qui s’aviseraient malencontreusement de l’oublier.

La chape de plomb imposée aux citoyens du pays d’Afrique du Nord était pourtant bel et bien sur le point d’être levée.

L’immolation d’un marchand ambulant excédé par la misère économique et les exigences de policiers corrompus, le 17 décembre, déclenche un important soulèvement qui se soldera moins d’un mois plus tard par la fuite du potentat en Arabie saoudite, où il est mort l’année dernière.

« En 10 ans, nous avons pris notre destin en main. En même temps, 10 ans, c’est très peu de temps pour surmonter le passé », relève en entrevue depuis Tunis Karim Rmadi, qui se trouvait dans le pays en vacances lorsque le soulèvement a éclaté.

PHOTO FOURNIE PAR KHALIL ANNABI

Karim Rmadi était en vacances en Tunisie lorsque le soulèvement a éclaté. Il est retourné vivre là-bas en 2012.

L’homme de 49 ans y est resté jusqu’en février 2011 et a assisté de près aux moments forts des protestations contre la dictature et aux premières turbulences qui ont suivi.

Il est revenu s’y établir l’année suivante, quittant sa vie montréalaise pour prendre part à « la révolution » qui se poursuit depuis.

Le soulèvement initial, relève Karim Rmadi, a eu raison de Ben Ali, mais n’a pas réussi pour autant à libérer complètement le pays du « système d’économie de rente » qui permettait au dictateur et à un « cartel de familles » de s’enrichir au détriment de leurs compatriotes.

Leur influence continue de se faire sentir sur le plan économique et alimente les inégalités, contribuant, dit-il, à un sentiment de frustration dans la population qui tend parfois à faire oublier l’importance des avancées démocratiques enregistrées.

Un modèle pour le monde arabe

Alors que la Libye et la Syrie s’enfonçaient dans la guerre, la Tunisie a réussi à se doter d’une nouvelle Constitution et à tenir trois élections sans sombrer dans le chaos. Elle constitue même, au dire de nombreux analystes, un modèle susceptible de servir d’inspiration pour le monde arabe.

« C’est une expérience en cours, douloureuse, qui n’a pas abouti à des changements positifs certains même si le pays s’en sort clairement mieux que d’autres qui se sont enfoncés dans une crise structurelle destructrice », tempère Antoine Basbous, qui chapeaute à Paris l’Observatoire des pays arabes, un cabinet de conseil spécialisé.

La Tunisie, relève M. Basbous, a bénéficié notamment du fait qu’elle disposait d’institutions fortes et d’un État moderne développé sous la présidence du prédécesseur de Ben Ali, Habib Bourguiba, qui ont permis d’assurer une certaine stabilité lorsque le dictateur a pris la fuite.

Le pays disposait aussi, malgré la répression, d’une société civile active, incluant des syndicats demeurés influents même sous la dictature, relève M. Basbous. « C’est très différent, par exemple, de la Libye, où il n’y avait aucune structure autre que celle incarnée par Mouammar Kadhafi et sa famille, poursuit-il. Quand il est parti, tout s’est écroulé. »

Haroun Bouazzi, militant d’origine tunisienne établi de longue date à Montréal qui a activement soutenu la contestation, note qu’il y avait « du monde à mettre autour de la table » lorsque le temps des négociations est arrivé, ce qui n’était souvent pas le cas ailleurs.

PHOTO TIRÉE DE LA PAGE FACEBOOK DE HAROUN BOUAZZI

Haroun Bouazzi, militant d’origine tunisienne

La Tunisie, dit M. Bouazzi, a aussi profité du fait que l’armée n’a pas cherché à jouer un rôle majeur dans la joute de pouvoir qui a suivi le départ de Ben Ali, se confinant à la neutralité prescrite par l’ex-président Bourguiba.

Le pays, dépourvu notamment de ressources pétrolières, a aussi été avantagé par son manque relatif d’importance géostratégique puisque cela a limité l’ingérence extérieure, ajoute M. Bouazzi.

M. Rmadi ajoute que les acteurs tunisiens ont su faire preuve de modération en s’inspirant d’une culture du compromis, incluant les islamistes du parti Ennahdha, qui ont accepté leur défaite dans les urnes en 2014 après avoir remporté un premier scrutin libre à la fin de 2011.

La formation demeure l’une des plus importantes à la suite du scrutin tenue en octobre 2019, mais n’occupe que le quart des sièges, bien loin de la majorité dans un Parlement éclaté où nombre de députés indépendants ont réussi à se faire élire pour la première fois.

Une guerre de pouvoir a cours avec le nouveau président du pays, Kaïd Saied, un universitaire à la retraite qui a réussi à s’imposer à l’issue d’une campagne peu orthodoxe.

Haroun Bouazzi note que la situation politique actuelle fait en sorte que le pays « est ingouvernable au moment où il a besoin de plus de direction », en particulier sur le plan économique.

Antoine Basbous affirme que la crise frappant l’industrie touristique, qui a été minée par l’instabilité politique, des attaques terroristes d’envergure et la pandémie de COVID-19, prive le pays d’un important afflux de devises, compliquant la situation.

Les dirigeants d’Ennahdha, dit-il, ont surchargé par ailleurs la fonction publique durant leur passage au pouvoir en créant des emplois pour des gens « venus empocher des salaires » qui pèsent sur les finances du pays.

Risquer sa vie pour assurer sa dignité

La lenteur des changements économiques exacerbe le cynisme de la population et se reflète notamment dans le fait qu’un nombre croissant de Tunisiens décident de tenter la périlleuse traversée de la mer Méditerranée.

Bochra Manaï, une chercheuse d’origine tunisienne établie à Montréal, a appris avec consternation cette année la mort des fils de deux cousins qui ont tenté de rejoindre l’Italie.

PHOTO PATRICK SANFAÇON, ARCHIVES LA PRESSE

Bochra Manaï, chercheuse d’origine tunisienne établie à Montréal

L’embarcation, dit-elle, a dérivé pendant des jours après avoir manqué d’essence près des côtes. Seul deux de ses occupants ont survécu pour raconter la tragédie.

Mme Manaï voit dans l’augmentation des tentatives de traversée le signe que nombre de gens « sont prêts à risquer leur vie pour assurer leur dignité » faute d’avoir l’impression de pouvoir le faire dans leur pays.

L’idée souvent entendue que la révolution tunisienne a été un succès est paradoxale, dit la chercheuse, puisqu’elle est susceptible d’amplifier le sentiment de frustration de ceux qui tardent à voir leur situation s’améliorer.

Un long processus

Les ratés de la transition en cours ne doivent pas faire oublier que la Tunisie s’en tire bien mieux que la plupart des pays touchés par le Printemps arabe, prévient Thomas Juneau.

« En Tunisie, c’est un pas en avant, un pas en arrière, un pas de côté, mais ça continue à évoluer », relève le chercheur de l’Université d’Ottawa, qui dresse un sombre bilan du Printemps arabe.

De manière générale, les soulèvements ont mené à la guerre comme en Syrie ou en Libye, à la répression comme à Bahreïn ou à des changements de façade, souvent assortis de largesses financières qui ont permis de maintenir le statu quo, dit-il.

Les mouvements de contestation dans le monde arabe vont bien évidemment continuer, croit le chercheur, en évoquant la persistance de criantes inégalités économiques et le manque de libertés individuelles.

Les soulèvements survenus en Algérie, au Liban ou encore au Soudan sont les plus récentes illustrations du phénomène, note Thomas Juneau, qui insiste sur la nécessité d’adopter une perspective historique ne se limitant pas aux soulèvements de 2011.

« La démocratisation est un long processus dans n’importe quel pays. Ça se mesure normalement en décennies, voire en siècles », dit-il.

Assil Diab est une artiste d’origine soudanaise qui a produit à Khartoum des fresques montrant les manifestants tués en appui au mouvement ayant chassé le dictateur Omar el-Béchir.

PHOTO FOURNIE PAR ASSIL DIAB

L’artiste d’origine soudanaise Assil Diab

Elle aussi est d’avis que la soif de liberté et de justice observée durant le Printemps arabe ne va pas disparaître de sitôt.

Le changement est lent et semé d’embûches, mais il faut demeurer « optimiste », plaide l’artiste de 32 ans.

« Détruire, c’est facile. Construire, c’est difficile », conclut-elle.

Des résultats variés d’un pays à l’autre

Égypte

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Les Égyptiens, éprouvés par des années de répression et de restrictions, prennent les rues en 2011.

Le président égyptien Hosni Moubarak accède à la tête du pays en 1981 après l’assassinat d’Anouar el-Sadate et demeure bien en selle pendant une période de 30 ans ponctuée par plusieurs élections de façade. La population, éprouvée par des années de répression et de restrictions, prend la rue dans la foulée des Tunisiens en janvier 2011 et obtient son départ quelques semaines plus tard après que des centaines de manifestants ont été tués. Des élections tenues l’année suivante permettent aux Frères musulmans de prendre le pouvoir. Le passage du chef islamiste Mohamed Morsi à la tête du pays est cependant de courte durée puisque l’armée se replace au centre du jeu l’année suivante en le renversant. Abdel Fattah al-Sissi réprime les partisans du politicien déchu, qui sont tués par centaines, et s’impose à la tête d’un régime liberticide régulièrement décrié par les organisations de défense des droits de la personne. L’ex-militaire, officiellement élu président une première fois en 2014, a fait voter une révision constitutionnelle susceptible de lui permettre de rester en poste jusqu’en 2030.

Syrie

PHOTO ADEM ALTAN, ARCHIVES AGENCE FRANCE-PRESSE

En Syrie, les manifestations contre Bachar al-Assad sont férocement réprimées en 2011.

Bachar al-Assad est aux commandes de la Syrie depuis une dizaine d’années lorsque surviennent en mars 2011 les premières manifestations, férocement réprimées. Le pays va rapidement sombrer dans une guerre sanglante, ponctuée de multiples interventions étrangères, qui fera à terme des centaines de milliers de morts et des millions de réfugiés. Alors qu’il semble sur le point de perdre la bataille, le dictateur syrien reçoit un appui déterminant de la Russie, qui lui permet, avec le soutien actif de l’Iran, de cesser l’hémorragie et de reprendre progressivement de larges pans du territoire. Les forces kurdes dans le nord-est du pays mènent en parallèle une offensive contre le groupe État islamique, réduisant le territoire du groupe djihadiste à peau de chagrin, avant d’être assaillies à leur tour par la Turquie. Assad, qui est accusé par les Nations unies de crimes contre l’humanité, demeure aujourd’hui en poste et tente, avec ses alliés, d’organiser la reconstruction du pays.

Libye

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L’approche musclée de Mouammar Kadhafi n’a pas réussi à stopper le mouvement de contestation en 2011.

Lorsque le Printemps arabe éclate, Mouammar Kadhafi dirige la Libye d’une main de fer depuis plus de 40 ans. Les premières manifestations sont réprimées sans pitié, mais l’approche musclée ne suffit pas à stopper le mouvement, qui débouche sur un conflit armé d’envergure. Les rebelles, mal équipés, réussissent avec le soutien aérien de plusieurs pays occidentaux, dont le Canada, à prendre la capitale, Tripoli, en août. Le dictateur en fuite est tué quelques mois plus tard. L’absence d’institutions durables pèse lourd dans les efforts de transition subséquents, qui aboutissent, sur fond de luttes d’influence entre milices, à une nouvelle guerre civile en 2014 dans ce pays riche en pétrole. Le général Khalifa Haftar, un ex-agent de la CIA, prend le contrôle de Benghazi et s’impose dans l’Est face à des groupes djihadistes avant de passer à l’offensive contre le gouvernement d’union nationale établi à Tripoli. Un cessez-le-feu a été conclu en octobre par les deux camps, qui bénéficient de l’aide active de plusieurs pays étrangers.

Yémen

PHOTO MOHAMMED HUWAIS, ARCHIVES AGENCE FRANCE-PRESSE

Un important mouvement de contestation prend forme au Yémen et force le départ du pouvoir d’Ali Abdallah Saleh en 2012.

Ali Abdallah Saleh est au pouvoir depuis plus de 30 ans lorsque le Printemps arabe survient. Le politicien, qui compare les complexes jeux d’alliance à l’origine de sa longévité politique au fait de « danser sur la tête de serpents », a détourné des milliards de dollars à son profit alors que de larges pans de la population croupissent dans la pauvreté. Un important mouvement de contestation prend forme et perdure malgré la répression, aboutissant à son départ du pouvoir en 2012 dans le cadre d’un accord supervisé par des pays du golfe Persique. Des rebelles chiites en conflit avec le pouvoir central, les outis, réussissent par la suite à prendre le contrôle de la capitale, Sanaa, et de pans importants du territoire. Leur progression entraîne l’intervention de l’Arabie saoudite et d’une coalition de pays qui les voient comme des agents de l’Iran. La guerre qui s’ensuit a fait des dizaines de milliers de morts et a ravagé l’économie et les infrastructures du pays, plongeant la population dans la misère. Selon Oxfam, près de 80 % des Yéménites vivent aujourd’hui sous le seuil de la pauvreté. Quatorze millions de personnes sont menacées par la famine.

Algérie

PHOTO RYAD KRAMDI, ARCHIVES AGENCE FRANCE-PRESSE

Manifestation contre le président de l’Algérie, Abdelaziz Bouteflika, en mars 2019

Après la chute du président égyptien Hosni Moubarak au début de février 2011, bien des regards se tournent vers l’Algérie, où les conditions semblent réunies pour un autre soulèvement d’envergure. Le régime du président Abdelaziz Bouteflika verrouille cependant la capitale, déployant près de 30 000 policiers pour étouffer dans l’œuf le mouvement de contestation, et ouvre les vannes financières pour apaiser la population. L’annonce, début 2019, que le chef d’État de 80 ans, en piètre santé, veut solliciter un cinquième mandat suscite une vague d’indignation et précipite un mouvement de protestation – le « hirak » – qui a raison de l’autocrate quelques mois plus tard sans pour autant en finir avec le régime et les militaires qui le contrôlent. Un nouveau président est élu en fin d’année lors d’un scrutin largement boycotté par les opposants au régime, qui voient leurs actions compliquées par la pandémie de COVID-19.

Liban

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En 2019, des centaines de milliers de personnes manifestent et obtiennent le départ du premier ministre Said Hariri.

Bien qu’il ait connu quelques manifestations en 2011, le Liban ne s’est pas retrouvé aux prises avec un important mouvement de contestation. C’est finalement la volonté du gouvernement d’imposer une taxe sur une populaire application téléphonique qui servira, huit ans plus tard, de déclencheur. Dénonçant, sur fond de crise économique, les inégalités, l’incurie de l’État et la gabegie encouragée par un système politique confessionnel, des centaines de milliers de personnes manifestent pendant des semaines et obtiennent le départ du premier ministre Said Hariri. Le même politicien finit cependant par être renommé premier ministre un an plus tard, témoignant de l’immobilisme de la classe politique alors qu’une explosion dévastatrice dans le port de Beyrouth est venue remettre en lumière les problèmes structurels du pays. Comme en Algérie, la pandémie de COVID-19 est venue compliquer la poursuite des manifestations.